samedi 13 août 2016

L’Etat, d’Anthony de Jasay


S’il fallait comparer L’Etat d’Anthony de Jasay à un autre ouvrage de philosophie politique, ce serait au Contr’un (ou Discours de la servitude volontaire) de La Boétie. Dans un cas comme de l’autre, il s’agit à la fois d’analyser les formes et mécanismes du pouvoir politique (ce que font aussi Machiavel ou Arendt), mais -différence fondamentale entre philosophie et science politique-, il y a ici un parti pris normatif : celui de résister au pouvoir. On peut donc dire que De Jasay, en penseur libéral avisé, nous invite à connaître notre ennemi.

De Jasay considère l’Etat d’un regard sobre (mais non dénué d’ironie), à l’abri des lunettes déformantes du droit et de la liqueur doucereuse de l’utopisme philosophiquo-politique. Et que voit-il ? La même chose qui motivait la critique du marxisme chez Henri de Man (Au-delà du marxisme, 1927) : l’Etat, ce sont d’abord des individus concrets (politiciens, fonctionnaires, etc.), des cliques, dont on peut par combinaison dégager un intérêt et une volonté unique. L’Etat, ça n’est donc pas « nous » (comme on le soutient effrontément au public à chaque baisse du taux d’intérêt de la dette), mais une partie de la société, dont il est ensuite loisible d’étudier les relations complexes et évolutives qu’elle entretient avec le reste (ce que la tradition britannico-hégélienne a pris l’habitude d’appeler la « société civile »).
Les remarques et développements théoriques tendent cependant à se perdre, dilués dans un déluge d’anecdotes historiques (souvent amusantes, mais parfois difficiles à saisir de par leur érudition). D’une manière générale, l’œuvre de M. de Jasay manque selon moi quelque peu de structure : sans être chaotique, elle change parfois brusquement d’objet, et verse à certains endroits dans l’assertion plus que dans la démonstration (avec un usage, compréhensible mais insatisfaisant, de formulations du type « il semble peu probable que », « il est difficile d’admettre que »). Par le style comme par le contenu, elle n’est pas un ouvrage d’introduction au libéralisme (ni même à l’histoire de l’Etat ou aux sciences politiques). Compte tenu de son ampleur et de sa tendance à discuter de thèses théoriques complexes (en économie politique, ou en sociologie, y compris marxiste, avec –il faut le souligner- une authentique connaissance du sujet), on ne pourra pas recommander cette lecture au premier venu (ni même au deuxième). C’est pourquoi de Jasay me semble étonnamment optimiste en souhaitant que la lecture de son De L’Etat dépasse de beaucoup les cercles universitaires et estudiantins.
« Que feriez-vous si l'Etat, c'était vous ?
Il est curieux que la philosophie politique, au moins depuis Machiavel, ait pratiquement cessé de se poser cette question. Elle a beaucoup glosé sur ce que l'individu, une classe sociale, ou la société tout entière peuvent obtenir de l'Etat, sur la légitimité des ordres qu'il impose et sur les droits que pourrait lui opposer l'un de ses sujets. Elle discute donc de l'obéissance due à l'Etat par les usagers confiants des « services publics », de leur rôle dans son fonctionnement et des réparations que peuvent réclamer les victimes de ses écarts éventuels. Ces questions sont d'un intérêt crucial: au moment où l'Etat ne cesse de se développer aux dépens de la société civile, leur importance ne fait que croître. Suffit-il cependant de les envisager du seul point de vue du sujet de l'Etat, de ses besoins, de ses désirs, de ses droits et devoirs ? Notre compréhension ne s'enrichirait-elle pas davantage, si nous abordions au contraire le problème en nous plaçant du point de vue de l'Etat ?
C'est cela que j'ai essayé de faire dans ce livre. Au risque de confondre les institutions et les hommes et malgré la difficulté de passer du Prince à son gouvernement, j'ai choisi de traiter l'Etat comme s'il s'agissait d'une véritable entité, comme s'« il » était doté d'une volonté, capable de prendre des décisions raisonnées sur les moyens de parvenir aux fins qu' « il » se serait fixées. C'est pourquoi, dans cet ouvrage, j'ai voulu expliquer le comportement de 1'« Etat » à notre égard, en partant du point de vue de ce qu'on pourrait s'attendre à le voir faire dans des situations historiques successives, s'« il » poursuivait rationnellement les fins qu'il est plausible de « lui » attribuer.
Dans sa jeunesse, Marx considérait que l'Etat était « opposé » à la société et la « dominait ». Il voyait une « contradiction absolue et séculaire entre la puissance politique et la société civile » et affirmait que « lorsque l'Etat [ ...] s'élève par la violence au -dessus de la société civile ... [il] peut et doit procéder à la destruction de la religion, mais uniquement de la même manière qu'il procède aussi à l'abolition de la propriété privée (en imposant des bornes à la richesse, en confisquant les biens, en instituant l'impôt progressif) et à l'abolition de la vie (par la guillotine) ». Dans d'autres passages isolés (notamment dans La Sainte Famille et Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte), il continuait à représenter l'Etat comme une entité autonome et libre de ses choix, sans toutefois avancer la théorie qui aurait expliqué pourquoi il fallait nécessairement en attendre cette « domination », cette « confiscation» et cette « contradiction », ni pourquoi l'Etat entité autonome se trouve être l'adversaire de la société.
A mesure que Marx élaborait son système, il se rangea aux courants dominants de la science politique, d'après lesquels l'Etat n'est pour l'essentiel qu'un instrument. De sorte que pour le Marx de la maturité, et de façon plus explicite encore pour Engels et Lénine et pour l'orthodoxie du socialo-communisme dont ils sont encore les inspirateurs, l'Etat devint un simple instrument voué à servir les intérêts - et assurer la suprématie - de la classe dirigeante. » (p.1-2)
« Pour Hobbes, l'Etat est celui qui impose la paix; pour Locke, il est le garant du droit naturel de liberté et de propriété; pour Rousseau, il réalise la volonté générale et pour Bentham et Mill, il permet d'améliorer l'organisation sociale. Pour les démocrates-sociaux d'aujourd'hui, il compense l'incapacité qu'ont les intérêts particuliers à coopérer spontanément. Il les force à produire, dans des proportions collectivement fixées, des « biens publics » tels que l'ordre public, la défense nationale, l'entretien des rues, l'environnement, l'enseignement pour tous. En élargissant à l'extrême la notion de « bien public », la contrainte étatique est aussi censée permettre à la société de parvenir à une forme de justice distributive, voire à l'égalité pure et simple.
Il existe bien sûr des variantes moins utopiques de la théorie de l'Etat-instrument. Pour les théoriciens de l'école des « choix non marchands » ou école des « choix publics », l'interaction des décisions personnelles dans le cadre de cet « Etat-instrument » risque fort d'aboutir à une surproduction de biens publics et, dans d'autres domaines, de ne pas atteindre les objectifs affichés au départ. Ils nous montrent à quel point la pesanteur de cet Etat-instrument risque de nuire à la société qui essaie de s'en servir. Pour autant, l'Etat n'y est pas moins un instrument, même si c'est un instrument défectueux. » (p.3)
« L'effet d'accoutumance à l'action de l'Etat, le fait que les goûts et les valeurs des individus dépendent étroitement du contexte politique dont on prétend qu'ils soient les inspirateurs, sera un Leitmotiv de mon argumentation. » (p.6)
« Le présent ouvrage est divisé en cinq chapitres, qui décrivent la progression logique (donc sans référence nécessaire aux accidents de l'évolution historique réelle) de l'Etat, d'un extrême à l'autre, du cas limite où ses objectifs n'entrent pas en concurrence avec ceux de ses sujets, jusqu'à celui où il en est arrivé à disposer de la plupart de leurs libertés et propriétés. » (p.7)
« Aux origines de l'Etat se trouvent, d'un point de vue historique, la violence. » (p.9)
« Il ne fait à mes yeux aucun doute que toute idéologie dominante prescrit de faire ce qui coïncide avec les intérêts, non pas de la classe dirigeante comme le soutient la théorie marxiste, mais de l'Etat lui-même. Autrement dit, l'idéologie dominante est, d'une façon générale, celle qui souffle à l'Etat ce qu'il lui plaît d'entendre, et surtout, ce qu'il veut laisser croire à ses sujets. La « superstructure » idéologique n'est pas construite par-dessus les intérêts matériels, comme on le dit ordinairement: c'est un soutien réciproque. Même en l'absence de toute classe dirigeante dans une société, la croissance de l'Etat et de l'idéologie dominante, ainsi que leur évolution, iront de pair. » (p.10)
« L'Etat commence généralement par la défaite de quelqu'un.
« La conquête est à l'origine de l'Etat » et « le contrat social est à l'origine de l'Etat », ne sont pas deux explications incompatibles. Dans un cas, on se place du point de vue de l'histoire réelle; dans l'autre, on envisage la seule déduction logique. Les deux points de vue peuvent être simultanément valides. La recherche historique peut établir que (pour autant que l'on sache ce qui s'est passé) la plupart des Etats naissent parce qu'un peuple en a défait un autre, plus rarement parce qu'un chef de bande et ses séides l'ont emporté sur leur propre peuple, et presque toujours à la suite d'une migration. En même temps, certains axiomes largement acceptés permettront d’établir dans un sens différent que des êtres rationnels à la recherche de leur bien propre trouvent leur avantage à se soumettre à un monarque, à un Etat. Puisque ces deux types d'explications se placent à des niveaux totalement différents, il ne sert à rien d'essayer de déduire l'un de l'autre ou de donner le pas à l'un par rapport à l'autre. Et il n'est pas non plus raisonnable, sous prétexte que ces Etats sont nés et ont prospéré, d'en déduire que s'y soumettre a paru rationnel à des individus à la recherche de leur bien propre, sinon ils ne se seraient pas laissé faire sans combat préalable. » (p.23-24)
« Les citoyens qui vivent sous la coupe d'un Etat n'ont en principe jamais connu l'état de nature (et vice versa), et n'ont aucune possibilité de troquer l'un pour l'autre. Affirmer le contraire relève de l'anachronisme historique ou de l'absurdité anthropologique. Dans ces conditions, sur quels fondements pourra-t-on formuler des hypothèses sur les mérites relatifs de l'institution étatique et de l'état de nature ?
Il apparaît que chez certains Indiens d'Amérique du Sud (mais le cas pourrait tout aussi bien se produire ailleurs) on s'est rendu compte qu'un accroissement de l'unité démographique augmenterait les probabilités de création d'un Etat, parce que cela impliquerait des guerres à une échelle plus vaste qui conduiraient à changer leur forme. Un chef de guerre soutenu par un groupe de guerriers quasi professionnels peut forcer le reste de la population à lui obéir durablement. Dans un livre qui devrait figurer en bonne place dans toute bibliographie sur le contrat social, Pierre Clastres raconte comment les Tupi-Guaranis réussissaient autrefois à enrayer ce processus par des exodes massifs vers des contrées lointaines et redoutables sous la conduite d'un prophète, dans l'espoir d'échapper à une menace encore plus redoutable: l'assujettissement à l'Etat, qu'ils identifiaient avec le mal. Les Indiens étudiés par Pierre Clastres vivent évidemment dans un « état de nature » défini non par le niveau technique de sa civilisation, mais par la nature du pouvoir politique. Leurs chefs peuvent persuader, mais ne peuvent pas ordonner. Pour arriver à leurs fins, ils doivent s'en remettre à leur art oratoire, à la largesse de leur hospitalité et à leur prestige. Et ce prestige vient en partie de ce qu'ils se risquent rarement à intervenir dans une affaire où la simple exhortation serait sans effet. Ces Indiens n'ont aucun appareil officiel pour imposer aux autres une soumission quelconque, et il ne leur viendrait pas à l'esprit de choisir par contrat de se soumettre au chef, aussi souvent qu'ils puissent tomber d'accord avec lui dans les décisions au cas par cas.
Pour Clastres, la véritable société d'abondance, c'est chez eux qu'il faut la rechercher ; ils peuvent facilement produire des excédents mais choisissent de ne pas le faire, deux heures de travail par jour étant, d'après eux, amplement suffisantes pour pourvoir à leurs besoins. Bien que la production soit très restreinte, la propriété privée n'en existe pas moins: sans elle, ils ne pourraient recevoir des hôtes chez eux ni inviter les autres à des festins. La division du travail, donc le capitalisme, ne se heurte à aucun obstacle majeur, mais personne n'attache de valeur aux biens qui en seraient issus le cas échéant. Le travail est objet de mépris. La chasse, le combat, les histoires qu'on se raconte et les fêtes sont bien plus appréciés que les fruits d'un éventuel labeur. Et la question est évidente : est-ce en raison d'un choix délibéré que les Indiens détestent la relation hiérarchique d'obéissance inhérente à la notion d'Etat, et préfèrent rester à l'état de nature? Ou bien est-ce le fait de vivre dans l'état de nature qui les prédispose à aimer par-dessus tous les avantages, matériels et immatériels, que leur milieu leur procure ordinairement ?
Marx froncerait sûrement les sourcils devant cette manière de poser la question qui ferait, à ses yeux, la part trop belle aux goûts et aux choix personnels. Pour lui, l'agriculture de subsistance, la cueillette et la chasse étaient probablement des phénomènes de l'existence, c'est-à-dire de l' « infrastructure» tandis que les institutions étatiques étaient des phénomènes de la conscience, de la « superstructure ». Ce seraient donc les secondes qui auraient été déterminées par les premières. Or, Clastres affirme l'inverse. D'un point de vue logique, (à la différence du point de vue historique) les deux manières de voir sont justes, de même que c'est aussi bien la poule qui est issue de l'œuf que l'œuf qui sort de la poule. Mon propos est ici que les préférences émises en matière d'institutions politiques découlent très largement de ces institutions mêmes. Les institutions politiques agissent ainsi à la manière d'une drogue qui provoque, soit une dépendance, soit des réactions de rejet, soit les deux à la fois, les effets produits n'étant pas les mêmes chez tout le monde. Si tel est le cas, les théories qui prétendent que « le peuple » en général (Hobbes, Locke, Rousseau), ou « la classe dirigeante » (Marx, Engels) instituent le régime politique qui lui convient, doivent être accueillies avec la plus grande circonspection. Inversement, le point de vue de Max Weber, selon lequel la plupart des situations historiques sont largement non voulues, mérite un préjugé favorable ; c'est ainsi que l'on peut cerner avec le moins d'inexactitude une grande partie des relations qui existent entre l'Etat et ses sujets. » (p.27-29)
« L'origine de la propriété capitaliste est le Droit du premier utilisateur. C'est la reconnaissance de ce principe qui permet de passer de la simple possession à la propriété légitime, à un titre de propriété reconnu, indépendamment des particularités de la chose possédée, de l'identité du propriétaire et de l'usage qu'il peut faire de son bien. Tout Etat qui reconnaît le droit de propriété sur ce fondement (il peut bien entendu y en avoir d'autres) remplit l’une des conditions nécessaires pour être un « Etat capitaliste » au sens où je l'entends ici. » (p.29)
« Un droit de propriété qui ne dépend ni de la naissance ni d'une distinction quelconque, ni d'un service exécuté ou d'une épreuve réussie, ni de tel ou tel comportement en société mais se contente d'exister par lui-même, n'en est évidemment pas moins un phénomène idéologique. Le reconnaître est la marque distinctive de l'idéologie d'un Etat capitaliste, tout comme obéit à une idéologie qu'on peut indifféremment appeler démocratique, progressiste, socialiste ou n'importe quelle combinaison de ces termes, la propriété qui doit pour exister être réputée conforme à un quelconque principe d'utilité ou de justice sociale, d'égalité ou d'efficacité, et sera donc confisquée ou du moins altérée par la force si l'on juge qu'elle ne s'y est pas conformée. » (p.32-33)
« Il faut un Etat capitaliste pour accepter et défendre une conception non prescriptive et fondamentalement objectiviste de la propriété, et il faut cette forme stricte de propriété, indépendante de toute contingence extérieure, pour faire de l'Etat un Etat capitaliste. » (p.33)
« La liberté de contracter, condition sine qua non d'un Etat capitaliste, s'entend de la possibilité pour l'inventeur non seulement de conserver ce qu'il a trouvé, mais encore de transmettre tous ses droits à un tiers aux conditions de son choix, lequel tiers peut par extension en faire autant avec un autre. L'Etat capitaliste doit donc faire en sorte que la liberté des contrats l'emporte sur des notions telles que le statut personnel, la bienséance ou même la notion de « juste » contrat (juste salaire ou juste prix). » (p.34)
« Si deux adultes consentants concluent un contrat, sans qu'il y existe des preuves objectivement constatables d'une contrainte viciant l'accord des volontés (le fait par exemple que le contrat semble préjudiciable à l'une des parties ne suffit pas à établir l'existence d'un vice de consentement), nous admettrons qu'à première vue les co-contractants préfèrent ledit contrat, avec ses conditions, à une absence de contrat (il suffit en fait que l'un d'eux désire arriver à un accord et que l'autre, à défaut de le vouloir, n'y soit pas hostile). On peut aussi tenir pour vrai (bien que cela soit un peu moins sûr) que, parmi tous les contrats que les deux parties pouvaient signer étant donné leur situation respective, il n'en existe aucun autre qui aurait pu être jugé plus avantageux par l'un des co-contractants, l'autre étant au pire indifférent. En outre, s'il est impossible de démontrer que le contrat viole les droits d'un tiers (même s'il a des chances de porter atteinte à ses intérêts) alors personne, ni le tiers lui-même ni l'un de ses soi-disant défenseurs, n'a le droit d'entraver l'exécution du contrat tel que conclu entre les parties. L'annulation du contrat ou la modification ex post des conditions par la force tout en contraignant les parties à rester liées par le contrat ainsi modifié, sont des « entraves » typiquement réservées à l'Etat. » (p.36)
« Ce qui […] constitue une violation caractérisée de la liberté de contracter est le fait d'interdire un contrat ou de modifier ses conditions par la force si les raisons invoquées ne sont pas les droits des tiers (par exemple pour fausser les termes de l'échange au bénéfice d'une des parties). Accepter ces raisons reviendrait à prétendre qu'un co-contractant serait capable de violer délibérément ses propres droits, et que l'Etat devrait l'en empêcher, sa fonction étant précisément de faire respecter les droits légitimes des personnes. Cette notion entraîne une foule d'autres arguments permettant de prétendre que tel ou tel aurait besoin d'être « protégé contre lui-même », comme dans le dilemme célèbre (qui pose d'ailleurs d'autres problèmes) auquel conduit la liberté pour tout individu de choisir de se faire esclave. » (p.37)
« S'il existe un Etat décidé à respecter les principes évoqués plus haut (ce qui n'implique pas d'affirmer qu'il puisse réellement exister), ce doit en être un qui cherche ses satisfactions ailleurs que dans l'exercice du pouvoir. » (p.41)
« Quel(s) est (sont) le(s) but(s) recherché(s) par l'Etat, et quelle maximisation peut-il invoquer pour fonder en raison sa conduite? On peut apporter plusieurs réponses, avec des degrés fort divers de sincérité et de sérieux : la somme totale des satisfactions de ses citoyens, le bien-être d'une classe particulière, le produit intérieur brut, la puissance et la gloire de la nation, le budget de l'Etat, les impôts, l'ordre et la symétrie, la stabilité de son propre pouvoir [...]. Les maximandes les plus probables, si on les examine attentivement, exigent de l'Etat qu'il dispose de moyens particuliers s'il veut pouvoir les satisfaire. Qui plus est, pour orienter le cours des choses, maîtriser la situation et agir sur les maximandes, son intérêt est d'avoir plus de pouvoir et non moins (pour augmenter ses bénéfices, par exemple, pour élargir son territoire plutôt que de se borner à accroître son influence sur un secteur donné). Même si certains de ces maximandes n'exigent pas un pouvoir immense pour être réalisés (des projets immatériels par exemple, comme l'observation paisible de papillons rares), cela aurait-il un sens pour l'Etat qui les recherche, de se lier les mains volontairement en renonçant par avance à l'ensemble des mécanismes lui permettant d'exercer son pouvoir, et à la riche diversité des leviers que sa politique peut manipuler? Ne pourraient-ils pas être bien utiles un jour ou l'autre? Or, ma définition de l'Etat capitaliste exige de lui qu'il opte pour une sorte de désarmement unilatéral et s'impose une règle d'abstention vis-à-vis de la propriété de ses sujets ainsi que de leur liberté de conclure des contrats entre eux. Un Etat dont les objectifs, pour être atteints, nécessiteraient un fort pouvoir de gouverner, ne se résignerait qu'à contrecœur à pareille abnégation. C'est en ce sens que l'on peut dire que les objectifs de l'Etat capitaliste, quels qu'ils soient - et il n'est même pas indispensable de chercher en quoi ils consistent -se trouvent ailleurs que dans l'exercice du pouvoir» (p.42-43)
« A quoi être un Etat peut-il donc servir à l'Etat ? S'il ne tire satisfaction que des maximandes « métagouvernementaux », la chasse aux papillons ou la tranquillité personnelle pure et simple, pourquoi ne pas s'arrêter et abdiquer ? La seule réponse plausible qui vienne à l'esprit est la suivante : l'objectif de l'Etat est de maintenir les autres à l'écart, de les empêcher eux de s'emparer des leviers de l'Etat et de tout gâcher, avec les papillons, la tranquillité, et le reste. La raison d'être toute particulière de l'Etat minimal réside justement dans le fait de laisser peu de prise aux extrémistes pour l’accaparer et le révolutionner si par quelque perversité du sort ou de l'électorat, ces mêmes extrémistes devenaient l'Etat. » (p.43)
« L'Etat capitaliste est aristocratique parce que distant, avec cependant une tonalité suffisamment bourgeoise pour évoquer les gouvernements de la Monarchie de Juillet. De toute manière, un tel Etat n'a que fort peu de chances d'être républicain. » (p.45) [R1]
« Un Etat véritablement capitaliste fera peu de lois et les fera simples, refusant d'appliquer la plupart de celles qu'il pourrait avoir héritées d'un autre. Il fera clairement savoir qu'il répugne à statuer sur des plaintes contre des situations établies résultant de contrats librement négociés. » (p.46)
« Les Etats réels dans lesquels les gens se retrouvent, la plupart du temps parce que leurs lointains ancêtres ont été réduits à la soumission par quelque envahisseur, ou parce qu'ils ont été obligés de se donner un roi pour échapper à la menace d'un autre, ne sont pas d'abord « appropriés à ceci » ou « moins nuisibles à cela ». Ils n'ont pas été faits pour répondre aux besoins fonctionnels de tel ou tel système de croyances, de préférences, de modes de vie ou de « rapports de production ». Affirmer que l'Etat est autonome et distinct dans ses finalités n'exclut pas qu'avec le temps on ne puisse observer un ajustement réciproque entre lui-même et ses sujets: l'Etat finit par se conformer aux coutumes et aux préférences des gens tandis que ceux-ci apprennent à accepter, parfois avec enthousiasme, les exigences de l'Etat.
Tout Etat réel, étant donné son origine de fait, est d'abord un accident de l'histoire et c'est à cela que la société doit s'adapter. Cela, cependant, ne saurait satisfaire ceux que leur formation et leur goût personnel inclinent à penser que l'obligation politique repose soit sur le devoir moral, soit sur l'intérêt bien compris. Au lieu d'expliquer l'obéissance par la menace de la force ils s'intéressent davantage aux théories qui font découler l'Etat de la volonté même de ses sujets, ne serait-ce que parce qu'il est intellectuellement réconfortant de se trouver de bonnes raisons de croire qu'on a réellement besoin de ce qu'on a.
Il existe, en particulier, deux théories concurrentes qui ramènent toutes deux au même postulat, à savoir que si l'Etat n'existait pas, il faudrait l'inventer. Toutes deux, ainsi que je l'expliquerai, reposent sur une illusion. L'une soutient que c'est le peuple en général qui ne peut se passer de l'Etat, seul à même de transformer la discorde générale en concorde universelle. Non seulement le peuple en a besoin, mais il sait qu'il en a besoin et, par le truchement du contrat social, il crée l'Etat puis s'y soumet. L'autre théorie prétend que c'est la classe possédante qui a besoin de l'Etat en tant qu'instrument indispensable à sa domination. A la source du pouvoir politique de l'Etat, on trouve le pouvoir économique que sa propriété confère à la classe possédante. Les deux pouvoirs, économique et politique, se conjuguent pour opprimer le prolétariat. Le théoricien le plus pur, le moins ambigu du contrat social est Hobbes, tandis qu'Engels est celui de la doctrine de l'Etat comme instrument de l'oppression d'une classe.
Les deux théories ont en commun une prémisse irréductible: les deux exigent que « le peuple » dans un cas, et « la classe capitaliste » dans l'autre, renoncent à une faculté qui leur appartient de fait, celle de recourir à la force. L'une et l'autre, chacune à sa manière, en confèrent le monopole de détention (et donc naturellement d'usage) au Léviathan, qu'il soit un monarque ou l'Etat de classe. Dans le premier cas, le mobile est la peur, dans l'autre la cupidité. Ce n'est pas un principe moral qui les guide, mais le souci de leur intérêt.
Ni l'une ni l'autre ne fournissent aucune raison de supposer que l'Etat, une fois qu'il a obtenu le monopole de la force, ne s'en serve jamais dans l'avenir, à l'occasion ou en permanence, à l'encontre de ceux qui le lui ont donné. Aucune de ces théories n'est une théorie de l'Etat à proprement parler, puisque aucune des deux n'explique véritablement pourquoi l'Etat devrait faire telle chose et non telle autre. Pourquoi, à y bien regarder, empêcherait-il les gens de se tuer ou de se voler entre eux plutôt que de pratiquer soi-même, et pour son propre compte, le vol et l'assassinat ? Pourquoi aiderait-il les capitalistes à opprimer les ouvriers, et non l'inverse, ce qui serait probablement plus lucratif ? Quel est le maximande que l'Etat maximise ? Quel avantage en tire-t-il et comment l'obtient-il ? On fait a priori des suppositions sur la conduite de l'Etat (il va maintenir l'ordre, opprimer les ouvriers) au lieu de déduire celle-ci de sa propre volonté rationnelle.
L'Etat, aussi bien dans l'hypothèse contractualiste que dans l'hypothèse marxiste, possède toutes les armes. Ceux qui l'ont armé en se désarmant eux-mêmes sont à sa merci. La souveraineté de l'Etat veut bel et bien dire que sa volonté est sans appel, qu'il n'existe pas d'instance supérieure qui puisse le forcer d'agir d'une manière ou d'une autre. » (p.47-49)
« Tous les éléments dont les mathématiques et la psychologie ont démontré qu'ils favorisaient les solutions coopératives lorsque le dilemme des prisonniers n'est plus isolé mais se produit « à répétition », ces éléments sont bien plus présents dans le commerce et beaucoup moins à la guerre. » (p.55)
« Tout au long de l'histoire, les Etats ont connu aussi bien la paix que la guerre. Certains ont disparu du fait de la guerre, et davantage en sont nés. La plupart, cependant, ont survécu à plus d'une guerre et se débattent encore dans un océan de difficultés sans pour autant trouver l'existence à ce point « terrible et brutale » qu'ils soient alléchés par la perspective d'un Gouvernement mondial; même le dilemme de prisonniers très particulier dans lequel deux superpuissances nucléaires sont menacées de destruction et contraintes de financer constamment une contre-menace ne les a pas jusqu'ici conduits à chercher un refuge et une protection assurée dans un contrat soviéto-américain. » (p.59-60)
« Pour Hobbes, on choisit le Léviathan pour créer de l'ordre à partir du prétendu chaos. Or, le fait est qu'on n'était pas obligé de choisir le Léviathan car, dans l'état de nature, un type de solution coopérative finit par émerger, qui forme aussi une sorte d'ordre, mais différent de celui qui prévaut dans les sociétés où il a été imposé par l'Etat. » (p.63)
« Marx, qui avait pourtant admis, notamment en 1845 dans La Sainte Famille, que l'Etat jacobin était devenu, pour lui-même, « une fin en soi », servant exclusivement ses propres intérêts et non ceux de la bourgeoisie, Marx donc en vint à considérer que toute cette théorie n'était que perversion, aberration et déviance par rapport à la norme. Désormais, le dysfonctionnement de l'Etat jacobin venait de ce qu'il s'était aliéné la classe bourgeoise qui l'avait fondé et s'en était détaché. Il ne venait nullement à l'idée de Marx qu'il est tout à fait dans l'ordre des choses que l'Etat rompe avec la « classe qui l'a fondé », à supposer même qu'il lui ait jamais été lié. » (p.73-74)
« Le capitalisme n'a pas eu non plus besoin d'une révolution pour s'assurer une certaine position dominante dans les cités-Etats d'Italie. » (p.74)
« Quand Engels dit que Bismarck a trompé à la fois le capital et le travail en faveur des « stupides Junkers » (lesquels, en dépit du tarif céréalier et de l'Osthilje, s'obstinèrent à rester pauvres), il ne faisait que reconnaître l'autonomie de l'Etat (car bien qu'il fût asservi aux intérêts des grandes propriétaires, ledit Etat n'était pas pour autant noyauté par eux: ceux-ci ne constituaient plus en effet, une classe sociale au sens strict, à la différence des capitalistes et des ouvriers). Il ne suggère pourtant pas que les capitalistes aient subi un préjudice quelconque du fait de cette tromperie, pas plus qu'ils n'ont été lésés par la perfide alliance de Bismarck avec le pauvre Lassalle, ni par la dérive « sociale » et « réformiste» vers l'Etat-providence. Tout du long, n'est-ce pas, de solides intérêts bourgeois continuaient à être servis contre l'aveu de la bourgeoisie elle-même.
En un mot, le prototype marxiste de l'Etat laisse à celui-ci une très grande autonomie en dehors des « périodes caractéristiques » (c'est-à-dire en fait tout le temps), tout en l'obligeant comme il se doit à utiliser en permanence son autonomie dans l'intérêt exclusif de la classe capitaliste. Personne, ni Marx lui-même ni ses successeurs jusqu'à présent n'ont exploité plus avant son intuition de jeunesse d'un Etat dépourvu du soutien de telle ou telle classe sociale et poursuivant ses propres objectifs, ni ce qu'il avait entrevu sur la bureaucratie, le parasitisme, le bonapartisme, etc. » (p.77)
« L'hypothèse marxiste selon laquelle l'Etat agit forcément en fonction des intérêts de la classe dirigeante est aussi « irréfutable » que le freudisme vulgaire, pour qui tous les actes de tout être humain s'expliquent par ses pulsions sexuelles, qu'il y cède ou qu'il y résiste: il n'a aucun moyen d'y échapper, quoi qu'il fasse ou ne fasse pas. » (p.78-79)
« Le présupposé tacite selon lequel le vote pour un programme politique ou pour telle ou telle équipe que l'on préfère à une autre équivaut approximativement à l'expression de ses objectifs par l'électeur, ce présupposé-là est entièrement gratuit. L'existence d'une procédure sociale, comme les élections, qui vise à opérer un choix entre un nombre très limité de possibilités, par exemple un gouvernement, ne saurait être considérée comme une preuve qu'il existe, au sens opérationnel, un quelconque « choix social » par lequel « la société » maximiserait 1'« ensemble » de « ses » divers objectifs. Cela n'annule pas l'intérêt de pouvoir exprimer sa préférence pour qu'un certain programme, un candidat ou une équipe arrive au pouvoir au sein de l'Etat. Simplement, ce sont des choses différentes. » (p.86-87)
« Pour qu'un sujet soit satisfait de l'Etat capitaliste et en harmonie avec lui, il aurait intérêt à partager une certaine idéologie dont les concepts de base sont : 1) la propriété, est un fait objectif et non une aspiration subjective (d'où la norme du Droit du premier utilisateur) ; 2) le « bien » des parties contractantes n'est pas un motif valable pour s'ingérer dans les contrats conclus entre elles, et celui d'un tiers ne peut l'être qu'à titre exceptionnel; 3) demander à l'Etat de faire plaisir à ses sujets augmente fortement la probabilité qu'il exige d'eux des choses fort déplaisantes. » (p.88)
« Le premier concept constitue la quintessence du capitalisme en ce qu'il refuse d'avoir à fournir des justifications à la propriété. Certains disent que Locke a donné une idéologie au capitalisme. Cela me paraît inexact. Locke enseigne en effet que le bien appartient au premier occupant à condition qu'il en reste assez « en quantité et en qualité » pour les autres, clause nécessitant que l'on applique des principes d'occupation égalitaires et prenant en compte les « besoins» aussitôt que l'on a quitté la Frontière du défrichement pour passer à un monde de rareté. Il dit aussi que le droit du premier occupant tient à son travail qu'il y a « ajouté », principe analogue à ceux qui font dépendre la propriété du capital d'un mérite quelconque. « Il a travaillé dur pour ça », « il a économisé sou par sou », « il en a bavé », « il donne du travail à des tas de pauvres gens ». (Sous-entendu: s'il n'a rien fait de tous ces actes méritoires, alors de quel Droit prétend-il conserver son capital ? Même le fait que « son grand-père s'est échiné pour le lui gagner » devient une excuse trop mince parce que, voyez-vous, ces mérites-là sont déjà doublement anciens.) Dans la mesure où la montée du capitalisme ne s'est accompagnée d'aucune théorie tendant à rendre le droit de propriété indépendant de ces notions de valeur morale ou d'utilité sociale, et où il est encore moins parvenu à s'en donner une, on peut vraiment dire que le capitalisme n'a encore jamais possédé d'idéologie qui tienne la route. Cette lacune à son tour peut permettre d'expliquer pour une part la faiblesse intellectuelle dont le capitalisme a toujours fait preuve pour se défendre face à un Etat essentiellement prédateur et à sa logomachie, et aussi pourquoi les plaidoyers qu'il a réussi à élaborer n'ont abouti qu'à de pauvres arguties, des compromis boiteux voire des offres de capitulation plus ou moins honorables. » (p.89) [R2]
« Dans toutes les organisations qui subsistent, il n’y a qu'un petit nombre qui commande, et le reste obéit. Et le petit nombre en question dispose des moyens de sanctionner la désobéissance. Cette sanction peut consister dans la privation d'un bien, comme la perte partielle ou totale des avantages que vaut l'appartenance à l'organisation; ce peut aussi être un mal pur et simple comme un châtiment. Ainsi, en adaptant pour l'occasion des termes comme commandement, obéissance ou punition, on peut appliquer cette évidence à des institutions comme la famille, l'école, le bureau, l'armée, les syndicats ou les églises, et ainsi de suite. » (p.95) [R3]
« Max Weber a défini l'Etat comme l'organisation qui « prétend avec succès au monopole de l'utilisation légitime de la force physique ». La faiblesse de cette célèbre définition réside dans le caractère circulaire de son concept de légitimité. Si l'emploi de la force physique par l'Etat est « légitime », ce n'est pas pour une raison plus fondamentale ou logiquement antécédente que son succès dans la quête du monopole de la force, succès qui en a justement fait un Etat stricto sensu. Par définition, la violence est illégitime pour les autres (à moins, bien entendu, d'avoir fait l'objet d'une délégation de l'Etat). Le doute apparaît sur l'existence réelle d'un Etat dans une société où les maîtres pourraient à volonté flageller leurs serviteurs ou celle où les syndicats pourraient dissuader des camarades de franchir le piquet de grève en les menaçant de représailles imprécises. Une définition qui résisterait mieux à ces contre-exemples poserait que l'Etat est l'organisation qui, dans une société, peut infliger des sanctions sans risque d'être désavouée, alors qu'elle-même peut abroger les sanctions appliquées par les autres. Il existe des sanctions qui, en raison de leur caractère impropre ou de leur gravité, risquent d'inciter à faire appel ou de nécessiter le recours à une organisation plus puissante. Seules les sanctions de l'Etat, faute d'une instance plus puissante que lui, sont certaines de ne pas faire l'objet d'un appel. Cet énoncé a le mérite de traduire la souveraineté de l'Etat. S'il n'existe rien « au-dessus » de lui, alors ses décisions sont sans appel. Néanmoins, dans certains cas et pour des raisons de simplicité, il peut être commode de parler de l'Etat non comme d'un bloc monolithique ayant une volonté unique mais comme d'un composé hétérogène fait d' « instances » supérieures, inférieures et parallèles. Dans cette perspective, alors que l'appel est impossible contre l'Etat auprès d'une instance supérieure, il est possible au sein même de l'Etat, auprès de la bonne Administration centrale contre le méchant tyranneau local, auprès du bon Roi contre son mauvais ministre, auprès de la Justice impartiale contre les persécutions de l'exécutif: c'est cette hantise de la souveraineté sans recours aucun qui a poussé des esprits pourtant raisonnables à se lancer à la quête de ce saint Graal de la geste politique que sont la séparation des pouvoirs, la suprématie du législatif et l'indépendance du judiciaire. Une approche moins optimiste de la morphologie de l'Etat voit un hic là-dedans: c'est que, comme l'imperméable qui ne nous gardera au sec que s'il fait beau, l'appel à une instance contre l'autre en général et l'indépendance du judiciaire en particulier présupposent la présence même des conditions qu'ils sont censés garantir; en somme, au sein de l'Etat l'appel est possible s'il y a de bons ministres qui servent un bon Roi et si l'Etat est grosso modo bien disposé. Le judiciaire est bel et bien une protection, aussi longtemps que l'exécutif se laisse faire, car lui-même n'a pas le pouvoir de faire respecter son indépendance. Comme le pape, il n'a pas de divisions et pas plus que lui ne peut se conduire dans l'ordre temporel comme s'il en avait. Finalement, il ne peut défier l'exécutif qui refuse que l'on s'oppose à lui, que s'il a quelques chances d'entraîner le peuple à sa suite, chances qui décroissent habituellement à mesure que s'amenuise l'indépendance des juges. » (p.96-97)
« Pour se faire obéir, un Etat ne peut choisir qu'une manière parmi trois: la plus simple (historiquement la première) est la menace directe d'une punition, car il est évident que l'Etat possède les moyens de la répression. La moins simple et la moins claire à la fois consiste pour l'Etat à affirmer sa légitimité, qui signifiera dans le présent ouvrage l'inclination des sujets à suivre ses ordres, même s'il n'y a ni sanction ni récompense à la clef. » (p.99)
« De même que la répression doit être pour nous un cas limite, l'un des nombreux types de rapports possibles entre les citoyens et un Etat soucieux de s'assurer leur obéissance (le cas où celui-ci contraint en permanence des citoyens récalcitrants à faire sous la menace de la force ce qu'ils refuseraient de faire autrement), de même la légitimité est l'autre cas limite, celui où l'Etat, sans disposer de moyens physiques de coercition ni de récompenses à distribuer, parvient néanmoins à se faire obéir du peuple. Ainsi lorsqu'au moment de la révolte paysanne de 1381, le jeune Richard II lança aux  rebelles: « Messieurs, allez-vous tirer sur votre roi ? Je suis votre capitaine, suivez-moi ! », c'est par la seule vertu de sa légitimité qu'il retourna les hordes de miséreux rameutées par Wat Tyler. Le roi, pressé par les circonstances du moment qui seules importaient, n'utilisa pas plus la force armée qu'il n'essaya d'acheter ses sujets ou de leur jeter en pâture un bouc émissaire. Ni l'un ni l'autre ne lui furent nécessaires.
A l'évidence, rien ne plaît davantage à un Etat rationnel que d'acquérir une légitimité de ce genre ; la seule exception serait l'Etat pour lequel dominer par la force constituerait une fin en soi, une source de satisfaction et non pas un moyen plus ou moins coûteux de se faire obéir. Il est certes tentant de se représenter l'Etat comme un Caligula stylisé, un Ivan le Terrible simplifié, une horreur de Comité de salut public ou une caricature de Staline. En réalité, même lorsque la cruauté semble gratuite et la terreur inutile, et si peu efficaces qu'un observateur extérieur les attribuerait au caprice pervers d'un tyran, il se peut que les crimes en question soient dans l'esprit de leurs auteurs la condition préalable indispensable à une légitimité future. En étudiant comment les Aztèques au Mexique, les Incas au Pérou et le Bouganda au XIXème siècle, confrontés à la masse hétérogène et hostile de leur population, ont essayé de légitimer leur pouvoir, on peut en conclure que leur politique avait pour ingrédient principal la socialisation basée sur une bienveillance mâtinée de terreur. Il y en avait d'autres: l'instauration d'un « modèle de bonne conduite déférente » à l'égard du pouvoir, la prétention à l'infaillibilité, le bouleversement et le mélange de groupes ethniques différents, une éducation axée davantage sur le civisme que sur la connaissance, tout étant entrepris pour inculquer au peuple le goût pour les valeurs de l'Etat. » (p.100-102)
« Aucun Etat ne s'appuie sur la seule répression et aucun ne jouit d'une parfaite légitimité. C'est un lieu commun que de dire qu'il y a toujours un mélange des deux, l'amalgame de répression et de légitimité existant dans chaque Etat, dépendant de ce que les marxistes appelleraient « la situation historique concrète ». Cependant, entre la contrainte armée et le droit divin, il y a toujours eu un troisième terme qui n'est ni l'un ni l'autre: l'adhésion à une communauté d'intérêts. Dans l'Histoire, c'est la moins importante des relations qui assurent l'obéissance des sujets à l'Etat. Cependant, elle a été dans un passé récent très lourde de conséquences, de celles notamment que personne n'avait voulues. Dans les Etats primitifs, cette communauté d'intérêts n'engageait qu'un petit groupe de personnes bien déterminées liées à la volonté maîtresse de l'Etat. Par exemple, l'obéissance d'une bande de guerriers au chef de tribu ou celle de la garde prétorienne à l'empereur sont peut-être des exemples de communauté d'intérêts qui confinent à la complicité. Qu'il s'agisse des augures, des prêtres ou des agents de la police politique, l'obéissance de petits groupes de ce genre est indispensable à l'Etat pour se maintenir au pouvoir; comme une poulie capable de hisser des poids élevés malgré une faible force, elle peut mettre en œuvre aussi bien des processus de répression que des démarches, jamais assurées, pour créer une légitimité. Or, ni leur complicité ni leur collaboration aux objectifs de l'Etat n'ont été obtenues par la répression, pas plus que d'un quelconque sentiment de légitimité: elles résultent d'un contrat implicitement passé entre l'Etat et certains de ses citoyens, stipulant que ces derniers, en échange de leur obéissance délibérée et de leur consentement volontaire au pouvoir de l'Etat seront traités différemment des autres et récompensés à leurs dépens. Or, VOICI que certains problèmes, intellectuellement fort curieux et en tous cas lourds de conséquences, surgissent dans une société lorsque ce groupe de privilégiés y grandit à la vitesse grand V, qu'il englobe un nombre sans cesse croissant de personnes et en exclut de moins en moins, jusqu'à ce qu'on ait atteint la limite théorique au-delà de laquelle tout le monde est d'accord pour obéir et tout le monde admis au partage du butin, mais où il ne reste plus personne pour en supporter le fardeau. » (p.103-104)
« Pour notre propos, l'adhésion sera définie comme un accord entre l'Etat et le citoyen, accord révocable après un préavis très bref par chacune des parties: en échange d'une attitude bienveillante pouvant aller du militantisme jusqu'à l'allégeance passive du sujet, l'Etat sert les objectifs spécifiques du citoyen jusqu'à des limites renégociées et resituées en permanence dans le contexte politique. C'est bien moins qu'un contrat social, ne serait-ce que parce qu'il ne crée aucun nouveau droit ni pouvoir pour l'Etat. Il n'a rien de « social », parce que le côté civil ne coïncide nullement avec la totalité de la société: il ne représente que l'individu, le groupe ou la classe dont les mobiles et les intérêts leur permettent d'être traités différemment des autres individus, groupes ou classes. » (p.104)
« Dans le cas le plus courant où les citoyens ne sont pas parvenus à une conception unique et unanime du Bien, l'Etat [interventionniste] ne peut que mettre en avant sa propre conception dudit Bien (laquelle peut éventuellement être sa propre conception de leur bien). » (p.104)
« Je n'ai pas de théorie formelle à offrir qui prendrait en compte et classerait systématiquement les causes fondamentales qui peuvent pousser l'Etat à poursuivre sa quête de pouvoir plutôt par l'adhésion que par la répression (ou vice versa, ce qui semble beaucoup plus rare). Peut-être finalement n'est-il pas possible de construire une théorie de ce genre, du moins celle qui consisterait à déduire des objectifs que l'Etat s'est fixé les politiques qu'il devrait rationnellement choisir. Car on peut tout aussi bien prétendre que si l'Etat préfère s'en remettre à l'adhésion, c'est par myopie, manque de volonté et par inclination subséquente pour la ligne de moindre résistance. Il semble tellement plus facile de donner que de refuser, d'augmenter le nombre des récompenses en les diluant que de réduire leur nombre en les concentrant sur une petite faction, de plaire au plus grand nombre plutôt qu'à quelques-uns, de se montrer débonnaire et non crispé. La répression implique en fait souvent que l'Etat s'est totalement identifié à un allié au sein de la société civile, que ce soit un groupe de pression, une couche ou (ce qui est inévitable dans la sociologie marxiste) une classe de la société, par exemple la noblesse, les propriétaires terriens ou les capitalistes. A tort ou à raison, les Etats ont eu tendance à croire que s'allier à une frange aussi étroite de la société les rendait captifs de ladite classe, caste ou groupe et sonnait le glas de leur autonomie. Tout comme depuis l'époque médiévale les rois n'avaient cessé, en sollicitant l'appui de la bourgeoisie citadine, de réduire leur dépendance vis-à-vis de la noblesse, l'Etat des temps modernes a cherché à s'émanciper de la bourgeoisie en accordant le droit de vote et en achetant leurs suffrages à un nombre toujours croissant de citoyens. » (p.109)
« Lorsqu'il s'agit principalement de prendre le pouvoir, ou de ne pas le perdre, on s'occupe d'abord de l'essentiel, et toute considération sur la manière de s'en servir après l'avoir obtenu vient ensuite, au moins dans le temps sinon en valeur morale. Constituer une base assez large pour obtenir une certaine adhésion permet aussi bien d'accéder au pouvoir que d'occuper un terrain politique qu'une base plus étroite aurait laissé dangereusement vide, et que d'autres pourraient envahir. Que les dirigeants d'une société démocratique aient ou non assez de clairvoyance pour percer à jour le caractère essentiellement frustrant du gouvernement par l'adhésion (si on le compare à la discipline qu'exige l'exercice répressif du pouvoir et à l'état de grâce que procure la légitimité), la logique de leur situation – le chien crevé au fil de l'eau - et la politique des petits pas les entraînent inexorablement dans le sens de l'évolution démocratique. Il leur faut pallier les conséquences immédiates de leurs faiblesses passées, sans tenir compte de ce que peut exiger l'avenir lointain, car suivant l'expression inoubliable d'un théoricien britannique de la science politique [Harold Wilson, Premier ministre britannique], expert s'il en fut dans la recherche de l'adhésion: « En politique, une semaine, c'est déjà le long terme ». » (p.110-111)
« Les avantages ne poussent pas tout seuls sur les arbres, pas plus qu'ils ne sont produits par les gentils gouvernements pour être distribuées aux bons citoyens. Ce sont des monnaies d'échange dont l'Etat s'empare pour les distribuer à ses partisans de façon discriminatoire. Adversaire en puissance de tous les membres de la société civile, il doit nécessairement, pour obtenir le soutien de quelques-uns, devenir en acte l'adversaire de l'ensemble des autres; si la lutte des classes n'existait pas, l'Etat pourrait l'inventer pour parvenir à ses fins. » (p.111) [R4]
« Un cours de l'histoire de toute façon inéluctable. » [R5]
« On a estimé qu'entre 1850 et 1890 le nombre de fonctionnaires britanniques a augmenté d'environ 100 % et qu'entre 1890 et 1950, il a encore augmenté de 1 000 % ; au XIXe siècle, les dépenses publiques s'élevaient en moyenne à 13 % du Produit national brut, après 1920, la proportion n'est jamais redescendue au-dessous de 24 %, après 1946 jamais au-dessous de 36 %. De nos jours, elle se situe juste au-dessus ou juste au-dessous de 50 %, suivant la manière dont on définit et comptabilise les dépenses publiques. » (p.113) [R6]
« Que l'on soit passé d'un Etat qui laisse faire et ne se mêle de rien à un Etat qui devient de plus en plus hégémonique a eu des conséquences (qu'on pouvait en partie prévoir) sur la liberté des contrats, l'autonomie du capital et la manière dont les personnes étaient amenées à se représenter leur responsabilité dans l'évolution de leur destin. » (p.114-115)
« Quant à John Stuart Mill, en dépit de quelques formules vibrantes dans On Liberty, et malgré sa méfiance envers le suffrage universel et son peu de goût pour les entraves étatiques à la liberté sous couvert de populisme, il n'avait aucune doctrine des limites au pouvoir d'Etat. Son pragmatisme l'inclinait fortement dans l'autre sens. Pour lui, une intervention de l'Etat impliquant la violation des libertés personnelles ou des droits de propriété (dans la mesure où il ne s'agit pas d'une seule et même chose) était toujours mauvaise, sauf dans les cas où elle était bonne. Fidèle à son penchant général pour l'utilitarisme, il trouvait bon de juger les actions de l'Etat au cas par cas, soi-disant « d'après leurs mérites ». » (p.117)


« Juger les actes « d'après leurs conséquences » est un programme bien ardu et bien singulier, si l'on considère seulement ce qu'est, intrinsèquement, une conséquence. Supposons que nous ne sachions pas quelles seront les conséquences d'une action ; alors, cette règle signifie qu'on ne pourra distinguer une bonne action d'une mauvaise qu'après que les conséquences en question se seront produites. Outre ses implications morales absurdes, une telle interprétation rend la théorie précitée quasiment inutile. Par ailleurs, si l'on sait ou croit savoir « parfaitement » quelles seront les conséquences d'un acte, c'est parce que nous pensons qu'on peut les prévoir avec certitude à la suite de cet acte, c'est-à-dire qu'elles en découlent nécessairement. Dans ce cas, on ne peut pas plus les dissocier dans la pratique qu'on ne peut séparer la mort de la décapitation. Donc, si on dit : « cette action est bonne parce que sa conséquence est bonne », cela signifiera seulement qu'on la trouve bonne parce qu'elle est bonne dans sa globalité. Ce qui revient à recommander les réformes qui améliorent les choses, conseil qui à l'évidence n'a pas de prix.
L'utilitarisme ne nous permet cependant pas de considérer qu'une action (par exemple faire l'aumône) soit bonne si sa conséquence est mauvaise (le mendiant boit l'argent, passe sous une voiture et se retrouve sur une chaise roulante). Au contraire, il nous demande d'approuver une action dont nous aurions approuvé les conséquences ; entre le cas limite où l'on ignore tous des conséquences, et celui où on en est tout à fait certain, s'étend l'immense marais des problèmes où l'utilitarisme se retrouve embourbé par l'impossibilité de faire des prévisions certaines. Dans ces eaux-là, toute politique semble bien « ex ante ») pouvoir conduire à plusieurs enchaînements de conséquences éventuelles, même s'il est fatal qu'un seul d'entre eux se matérialise « ex post »). Les conséquences ex ante sont, semble-t-il, plus ou moins probables. Ce qui guide véritablement toute action politique n'est donc plus la « maximisation de l'utilité », mais « la maximisation de l'utilité espérée ». Las! A l'instant même où nous proférons ces paroles, nous déchaînons un torrent de problèmes dont chacun est insoluble à moins d'avoir recours à 1’autorité.
En effet, chacune des conséquences possibles peut fort bien avoir une probabilité différente pour des personnes différentes. Celles-ci peuvent à leur tour être (a) bien ou mal informées et (b) compétentes ou incapables quand il s'agit de convertir en estimation des probabilités l'information qu'elles ont pu obtenir. Si on considère la nature (bayésienne ) de la probabilité en question, cela peut-il avoir un sens de dire qu'elles ont utilisé une mauvaise probabilité en portant un jugement sur des conséquences incertaines ?
Il semble par ailleurs difficilement admissible qu'une politique soit jugée à partir des estimations de probabilité éventuellement mal fondées, naïves, illusoires ou partiales des individus qui doivent en bénéficier ou en souffrir. Ne peuvent-ils pas être trompés par la propagande ? Et si plusieurs personnes sont affectées par une politique, sur les probabilités subjectives de qui doit-on se fonder pour en évaluer les conséquences éventuelles? Est-ce que chacun doit peser les conséquences pour lui-même de sa propre estimation des probabilités ? On est évidemment tenté de jeter au panier certaines de ces estimations des probabilités pour en garder les « meilleures », ou de calculer une moyenne pondérée de ces quelques « meilleures », pour ensuite s'en servir dans la maximisation de l'utilité probable. Et de fait, celui qui a le pouvoir de choisir la « meilleure » estimation ou la méthode qui servira à calculer une moyenne, ne fait implicitement que choisir la sienne propre.
En outre, comme chacune des conséquences éventuelles peut affecter plusieurs personnes, « maximiser l'utilité espérée » sera une règle vaine même si l'on supposait que tous les problèmes posés par le concept d'« espérance » ont été résolus par le recours à une autorité quelconque. Il faut aussi dire ce qu'on entend par « utilité », et que cette définition implique de pouvoir aboutir à une somme (un mode de classement moins exigeant ne nous mènera pas bien loin) des utilités de tous ceux qui sont susceptibles d'être affectés. Dans le langage des spécialistes, cette utilité doit être une utilité « sociale », intégrant les utilités entre les personnes. L'intégration des utilités interpersonnelles n'est pas moins problématique que ne l'est la probabilité interpersonnelle. Nous étudierons certains de ses aspects dans la section ci-après, et on verra qu'elle non plus ne peut être résolue sans l'intervention d'une autorité.
Lorsque Bentham, dans son Fragment on Government, définit la « mesure du bien et du mal » comme le bonheur du plus grand nombre, il pensait manifestement, non à ce qui était juste et bon du point de vue moral, mais à l'art et la manière de choisir entre deux actions dans le domaine terre à terre de la législation et du gouvernement. Et si, à l'examen, elle est difficilement soutenable, cette distinction n'en peut pas moins cadrer avec les vues d'un esprit pratique. (On peut ici rappeler, mais ce n'est pas une excuse valable, que Bentham avait écrit cet ouvrage en grande partie pour combattre la doctrine blackstonienne de l'inaction législative, qui semblait à notre philosophe une apologie de la paresse et de l'autosatisfaction.)
La norme prescrite par les utilitaristes, et que l'Etat (avec ses principaux serviteurs) a faite sienne, consistait à examiner la situation existante, en rapporter les conclusions au public et au Parlement, puis à préparer les « bonnes » réformes qui auraient les « bonnes » conséquences. Les propositions concerneraient soit des changements pour lesquels une demande était déjà perceptible (sans forcément émaner, au moins à titre principal, des éventuels bénéficiaires), soit des changements pour lesquels une demande pourrait être créée. Il semble alors que plus les gouvernements allaient s'appuyer sur le soutien populaire (l'Angleterre à la fin du XIXème siècle), et moins ils résisteraient à la tentation de « réveiller le chat qui dort » (chat dont ni l'Etat totalement répressif, ni celui qui est totalement légitime, n'ont logiquement de raisons de déranger la sieste), allant jusqu'à susciter eux-mêmes les revendications réformistes.
La politique des réformes ponctuelles, qui se penche inlassablement sur les dispositions établies de la société, déniche quelque chose à « arranger », se trouve des appuis d'abord pour pouvoir remanier (et ensuite pour avoir remanié) et qui, ragaillardie par ce succès, se lance dans l'opération suivante, cette politique semble avoir été faite sur mesure pour conduire à ce qu'on dissocie les conséquences immédiates de chacune des actions de l'effet cumulé de leurs mises en œuvre successives. Or, même si la somme des arbres compose la forêt, l'approche arbre par arbre tend naturellement, on le sait bien, à faire perdre de vue la susdite forêt. L'un des pièges du système d'évaluation fondé sur les conséquences est que celles-ci forment une chaîne virtuellement ininterrompue qui se prolonge à l'infini dans l'avenir. Dans la société humaine, les conséquences ultimes, encore plus désespérément complexes que dans des univers moins indéchiffrables, restent en général impossibles à connaître. C'est là que réside la naïveté, à la fois touchante et dangereuse, des rationalisations utilitaristes traditionnelles de l'activisme étatique. » (p.131-134)
« Il est incontestable que, du moins dans les pays de langue anglaise, Bentham a plus de titres que les pères fondateurs du socialisme à se prétendre le géniteur intellectuel de la dérive actuelle vers le socialisme réel (paternité aussi indirecte et imprévue que contraire à ses intentions). » (p.137)
« Pour renvoyer aux oubliettes l'utilitarisme en tant que doctrine politique, nous pouvons affirmer que les débats qui naîtraient d'opinions incompatibles sur le solde net des utilités sont totalement insolubles, et ce parce qu'il n'existe aucun moyen rationnel de les résoudre. Par conséquent, à moins qu'on ne se mette brusquement d'accord pour justifier l'engagement de l'Etat en faveur de tel ou tel, il faut que l'Etat fasse des pieds et des mains pour éviter de se trouver dans une situation où il sera forcé de faire des choix qui plaisent à certains de ses sujets et déplaisent à d'autres. Ce souci extrême correspond exactement à la position adoptée par l'Etat capitaliste, et que nous avons déduite de prémisses tout à fait différentes au chapitre 1. » (p.141)
« Prendre la logique au sérieux en matière de comparaisons interpersonnelles et refuser tout compromis avec l'utilitarisme politique consiste à dire qu' « additionner » la satisfaction tranquille de l'un et la joie exubérante de l'autre, « déduire » les pleurs d'une femme du sourire d'une autre femme, sont des absurdités conceptuelles qu'il ne peut être question d'envisager puisqu'il suffit de les énoncer pour qu'elles s'effondrent aussitôt. Alors qu'on enseigne aux plus jeunes enfants qu'il ne faut pas essayer d'additionner les carottes et les lapins, comment donc des adultes peuvent-ils croire que, parce qu'elles auraient été faites avec suffisamment de soin, en s'appuyant sur la recherche sociologique la plus moderne, ces opérations pourraient servir de norme aux actions de l'Etat, et aboutir à ce qu'on appelle encore avec trop d'indulgence un « choix social » ?
Un aveu qui en dit long sur l'honnêteté du procédé, découvert dans ses papiers personnels par Elie Halévy, nous a été livré par Bentham lui-même. Ne le voit-on pas déclarer, à son corps défendant :
 « C'est en vain que l'on parle d'ajouter des quantités qui, après cette addition, continueraient comme devant; le bonheur d'un homme ne sera jamais le bonheur d'un autre [...] vous pourriez tout aussi bien feindre d'additionner vingt pommes avec vingt poires [...] cette additivité des bonheurs de différents sujets [...] est un postulat sans l'admission duquel tout raisonnement pratique est remis en cause. »
Chose curieuse, il était tout à la fois prêt à reconnaître que ce « postulat d'additivité » est une véritable perversité pour un logicien, et à avouer que lui-même ne pouvait pas s'en passer. Il aurait pu profiter de l'occasion pour prendre le temps de réfléchir sur l'honnêteté du « raisonnement pratique» dont il prétendait qu'on se servît. Et pourtant, il ne pouvait être question de souffrir que le « raisonnement pratique fût remis en cause ». Il en accepta donc l'imposture et l'opportunisme intellectuel « pour les besoins de la cause », à peu près comme le font le prêtre athée ou l'historien progressiste.
Si l'on veut bien reconnaître que les utilités des différentes personnes sont incommensurables, de sorte que l'utilité, le bonheur et le bien-être de personnes différentes ne peuvent pas être intégrés, on admet ipso jacto qu'on n'a absolument aucun droit d'invoquer une théorie sociale qui partirait de présupposés utilitaristes pour prouver (sauf dans les cas rares et politiquement peu significatifs de « supériorité au sens de Pareto ») la justesse d'affirmations prétendant qu'une politique serait « objectivement supérieure» à une autre. L'utilitarisme devient alors idéologiquement inutilisable. Dans la mesure où certaines politiques auraient besoin de justifications intellectuellement solides, il faudra aller les chercher dans un cadre doctrinal autrement moins commode et satisfaisant pour l'esprit. » (p.142-144)
« Il existe deux types principaux d'ingérence: la contrainte, qui limite les conditions auxquelles les contrats sont autorisés (par exemple le contrôle des prix), et le pouvoir de les fouler aux pieds qui annule rétroactivement l'effet des contrats (par exemple les impôts redistributifs et les subventions). » (p.152)
« On peut dire sans forcer la réalité que la production de tout « bien public » aux frais de la collectivité est ipso facto un acte de redistribution ouverte, ne serait-ce que parce qu'il n'existe pas un seul moyen « juste »  de répartir le coût global à subir par tous les membres de la collectivité d'après les avantages que chacun retire d'un bien public donné. Il se peut que certains aient fait une affaire, sorte de subvention obtenue aux dépens des autres. Par conséquent la distinction entre la production de « biens publics » et la redistribution ouverte est forcément affaire de convention arbitraire.). » (p.154-155)
« L'Etat peut ainsi prendre le parti du nombre contre les moins nombreux, pour les pauvres contre les riches, tout en se servant de la rhétorique du bien-être collectif ou de la justice sociale ; il peut aussi favoriser le travail aux dépens du capital pour des motifs d'opportunité économique. Pour les mêmes motifs, il est tout aussi capable de trouver des arguments en faveur du capital et contre le travail. Il dispose de tout un attirail de bonnes raisons pour prendre le parti des uns ou celui des autres, même si l'un de ses choix va à l'encontre du reste, ce qui est bien commode pour distribuer les récompenses et tisser le réseau des adhésions dont son pouvoir dépend. » (p.156)
« On affirme que les classes sociales qui adoptent une idéologie leur demandant d'agir de façon contraire à leurs intérêts sont dans un état de « fausse conscience ». Il est en principe parfaitement possible que cela arrive également à l'Etat, et l'on peut trouver des exemples historiques où l'Etat s'est trouvé dans une situation correspondant à cette description. La « fausse conscience » peut notamment conduire l'Etat à relâcher sa répression dans l'espoir fallacieux d'en obtenir une adhésion suffisante pour la remplacer, cette méprise ayant probablement été la cause de maintes révolutions. Sans cette fausse conscience ou cette sottise, les gouvernements pourraient peut-être durer éternellement, et les Etats ne jamais perdre le pouvoir. Il est clair que plus l'idéologie est ouverte et souple, moins elle est spécifique, et moins il y a de chances pour que la fausse conscience conduise à l'échec l'Etat qui se laisse guider par elle. L'idéologie démocrate-sociale qui est malléable et pluraliste à l'infini est, de ce point de vue, merveilleusement sûre, car lorsque l'Etat la suit, la fausse conscience l'entraînera rarement à adopter une ligne de conduite assez risquée pour mettre sa survie politique en danger. Par sa nature même, elle offre une grande diversité d' « options », toutes aussi progressistes les unes que les autres. » (p.156-157)
« Tout le monde tend à approuver plus facilement un choix lorsque c'est « la volonté du peuple » et non « le bon plaisir du despote ». » (p.164)
« On ne peut pas attendre de l'Etat qu'il arbitre les conflits auxquels il est partie prenante, et on ne peut pas non plus invoquer son aide dans les querelles que nous aurions avec lui. C'est pour cette raison que supporter des interférences privées, même si elles ont des airs de « loterie du darwinisme social », est un risque d'un ordre différent de celui qu'on court en acceptant l'ingérence de l'Etat. » (p.175)
« On convient habituellement, et avec juste raison, de considérer que chacun d'entre nous préfère plus de pouvoir à moins (sinon le pouvoir de dominer les autres, du moins celui de leur résister, c'est-à-dire le droit de disposer de soi-même), et aime mieux s'enrichir que s'appauvrir. Si une politique donne plus de pouvoir à la majorité et moins à la minorité, ou plus d'argent à la majorité et moins d'argent à la minorité, il y aura forcément plus de gens pour la trouver à leur goût que pour la trouver mauvaise. » (p.181)
« Tout processus démocratique obéit à deux règles de base: a) tous ceux admis à manifester leur choix (tous les membres d'un démos donné) ont une voix égale; b) la majorité des voix l'emporte sur la minorité. » (p.183) [R7]
« [Dans les Cités de la Renaissance] […] tous les citoyens adultes mâles avaient le droit de vote mais […] près de neuf dixièmes des résidents n'étaient pas citoyens. » (p.183)
« L'effet de loin le plus important [du] scrutin secret est qu'il réduit ou supprime complètement les risques encourus par l'électeur s'il vote contre le gagnant éventuel qui, en accédant au pouvoir, aurait la possibilité de le punir pour son choix. » (p.185)
« Popper affirme qu'il existe une analogie entre le puissant tyran qui asservit un être plus faible en le menaçant de violence, et les riches qui exploitent la faiblesse économique des pauvres. Or, une telle analogie ne correspond à rien. Il existe une différence évidente entre ôter à un homme sa liberté (en menaçant de le passer à tabac) et celle de ne pas partager notre propre liberté (= notre nourriture) avec un homme qui en serait déjà dépourvu. » (p.200)
« Tout le monde doit forcément rechercher des valeurs en soi comme la liberté, l'utilité ou la justice. Mais tout le monde n'est pas forcé d'aimer l'égalité. Si l'Etat démocratique a besoin d'une clientèle et l'obtient en produisant de l'égalité (description assez sommaire d'un certain type de processus politique mais qui devra me suffire pour l'instant), c'est la fonction de l'idéologie progressiste que d'imbiber les cerveaux de la conviction que c'est là une bonne chose. La voie royale qui permettra de mettre en harmonie l'intérêt de l'Etat et la prescription idéologique sera d'établir un lien déductif, une relation de cause à effet ou une implication réciproque entre l'égalité en question et des objectifs que personne ne discute tels que la liberté, l'utilité et la justice. Si elle permet d'atteindre ces fins indiscutables, ou si elle est indispensable pour les obtenir, alors cesser de mettre en doute la valeur de l'égalité devient une simple question de logique, de sens commun ordinaire, de même qu'on ne songerait pas à contester la justice ni le bien-être.
Ce qu'on entend dire à tout venant est évidemment que ces liens déductifs existent bel et bien: que la liberté présuppose une quantité égale et suffisante de moyens matériels; que le bien-être social est maximisé par la redistribution de revenu du riche vers le pauvre, ou que leur intérêt rationnel conduit unanimement les gens à mandater l'Etat pour qu'il prenne soin des plus désavantagés. Si cependant on examine de près les raisonnements qui ont peu à peu permis à l'opinion reçue de se former, ils se révèlent parfaitement creux. » (p.250)
« Il existe des règles, comme le droit de propriété, qui sont manifestement anti-égalitaires pour une variable (le patrimoine) tout en étant égalitaires pour une autre (le droit). La majorité des égalitaristes estimeraient alors qu'il faut faire respecter l'égalité devant la loi, mais que la loi doit être changée en ce qui concerne les droits de propriété. Ce qui veut dire qu'il ne doit y avoir aucune discrimination entre les riches et les pauvres lors de l'application de la loi et que, pour éviter que cette règle ne se heurte à celle qui exige que tous reçoivent le même bien, il faut éliminer les riches (tout en évitant de discriminer contre eux). Bien que cela promette de beaux jours aux pirouettes de la sophistique dans un sens ou dans l'autre, il est évident que, pour une raison qu'on se garde de nous préciser, on donne le pas à un type d'égalité sur un autre. » (257-258) [R8]
« A moins de pouvoir prouver qu'une règle est « meilleure » que l'autre, qu'elle permet mieux qu'une autre d'aboutir à une valeur communément acceptée, le choix que l'on fera entre les deux devra être considéré comme une pure question de goût. » (p.259)
« L'égalité selon une dimension entraîne presque toujours des inégalités suivant les autres dimensions. » (p.264)
« Brûler les châteaux, disperser les fortunes, ou prendre l'argent des riches pour le donner aux pauvres risque fort de donner satisfaction à l'envieux, mais seulement aussi longtemps que dure la tragédie de la manœuvre qui fait passer d'un « état des choses» à un autre. On ne peut pas rebrûler les châteaux incendiés. L'habitant de la masure pouvait bien crever d'envie envers le châtelain, il a désormais une bonne raison d'en vouloir à l'avocat jacobin, avec son arrogance et le ci-devant bien d'Eglise qu'il a réussi à se payer avec sa monnaie de singe (les assignats), et rien ne nous permet de supposer que sa jalousie soit devenue moins intense maintenant que son objet a changé. Si l'inégalité n'est qu'un facteur déclenchant et si la source de l'envie est le caractère envieux, à quoi bon lutter contre les inégalités qui se prêtent au nivellement, quand il y en a toujours tellement d'autres qui ne s'y prêteront pas ? » (p.271-272)
« Des limites volontairement consenties à son pouvoir par le souverain peuvent désarmer la méfiance, mais elles ne fournissent aucune garantie de la liberté ni de la propriété au-delà de celles que détermine le rapport de forces entre la puissance publique et la capacité privée. » (p.273)
« Montesquieu pensait bizarrement que la liberté pouvait être définie comme la situation dans laquelle les actions humaines ne pourraient subir qu'une seule contrainte, celle de la loi. Une telle définition, outre d'autres faiblesses, semble reposer sur une sorte de foi implicite dans la qualité de la loi, dans son essence spécifique. A la différence des règles au sens général, qui sont caractérisées par leur source ou la manière dont elles sont imposées (par qui ? Sous peine de quelles sanctions ?), la loi, pour être compatible avec la liberté, doit aussi avoir un contenu particulier; par exemple, on peut la considérer comme bonne, bien intentionnée, voire juste. Quant à une loi qui serait mauvaise, ou bien elle ne mérite pas cette appellation, ou bien on peut s'accorder à dire qu'elle a au moins l'avantage, qui rachète ses défauts, d'imposer une règle là où régnaient l'arbitraire et le chaos. Dans le domaine politique, la loi, même mauvaise, a depuis des temps immémoriaux été hautement prisée comme pouvant réfréner les élans du souverain, et préserver le sujet contre les caprices d'un despote. Restant impartiale (même quand elle est injuste), applicable à tous et prévisible, elle procure une certaine sécurité contre l'exercice aléatoire de son pouvoir par l'Etat. Fait révélateur, la distinction que font les républicains depuis Tite-Live entre la tyrannie et la liberté ne porte pas sur la différence entre une bonne et une mauvaise loi, mais entre le règne des hommes et le règne de la loi. C'est là l'origine de la définition trop confiante de la liberté dans l'Esprit des Lois. Soumettre l'Etat aux lois, même aux lois qu'il a conçues lui-même a, chose étrange, paru suffisant pour désarmer son potentiel tyrannique.
Ce n'est qu'après l'expérience jacobine que les théoriciens politiques du calibre de Humboldt, Guizot et John Stuart Mill ont conçu la possibilité d'un Etat astucieux, qui crée pour son propre compte des lois auxquelles il peut obéir sans danger, tout en conservant la possibilité de piétiner les projets des individus pour favoriser les siens propres. Si le règne de la seule loi n'est pas une condition suffisante pour réconcilier de façon admissible les prétentions antagonistes sur la personne et les possessions du sujet et pour le protéger du gros appétit propre à la nature conflictuelle de l'Etat, on ne saurait aspirer à moins qu'au règne de la bonne loi. Historiquement, on a recherché deux types de solutions pour obtenir ce bon droit positif. L'une consistait non seulement à obliger le souverain à obéir à ses propres lois, mais également à restreindre ses pouvoirs de législateur en l'obligeant à accepter ce que la Rome républicaine appelait les legum leges, des super-lois - ou constitutions – qui peuvent effectivement rendre « illégales» les lois mauvaises. L'autre solution, plus directe, consistait à s'assurer la participation adéquate de tous ceux qui étaient intéressés à la fabrication des lois. L'une et l'autre solution, la « monarchie constitutionnelle» où l'Etat seul est source du droit positif mais dans les limites exclusives fixées par la Constitution et la démocratie, où l'Etat conclut avec ses sujets des accords circonstanciels en matière de législation, sont conçues pour garantir une concurrence « juste et équitable » entre les fins publiques et les fins privées. Cette dernière solution est à peu près ce sur quoi l'Angleterre est tombée en 1688, qu'elle a trouvé à son goût et poussé à ses conclusions logiques en 1767 ; depuis lors, une majorité parlementaire est détentrice de la souveraineté; elle peut légiférer et gouverner comme bon lui semble. La seule contrainte apportée à son action législative est culturelle. La convergence des solutions constitutionnelle et démocratique correspond en général à celle des Etats-Unis, conçue par les Pères fondateurs avec un rare mélange d'érudition et d'expérience vécue; on peut ajouter à cela une réussite d'une durée étonnamment longue, dans laquelle l'idée de départ, en plus de la chance, a joué un rôle important, et dont certaines caractéristiques ont été copiées depuis par de nombreux Etats. » (p.276-278)
« Un Etat lié par une « loi des lois », comme il conserve en même temps le monopole de la police des lois, peut toujours dénouer ses liens. Il ne serait pas un Etat souverain s'il ne le pouvait pas. L'analogie qui le compare à Ulysse et ses compagnons à l'approche de Charybde et Scylla n'est pas la bonne; c'est celle de la dame dont le seigneur, rassuré par la ceinture de chasteté qu'elle porte, part tranquillement à la guerre tandis que celle-ci, enfin maîtresse de sa personne, suspend la clé du cadenas de la ceinture à la colonne de son lit. » (p.282)
« Un conflit vraiment radical entre la conception du droit incarnée par la Constitution et celle du bien public proposé par l'Etat, surtout à « l'aube d'une ère nouvelle » quand il y a une forte rupture de continuité, reflète une situation révolutionnaire, ou un coup d'état (ou l'un se surajoutant à l'autre, comme dans la Russie de novembre 1917). Faire disparaître une vieille constitution ne demande à ces moments-là qu'un effort minime au milieu d'une avalanche d'autres bien plus impressionnants. » (p.285)
« C'est le métier de tout Etat, depuis la dictature la plus arbitrairement répressive jusqu'à la communauté la plus indiscutablement légitime, que d'ajuster ses politiques afin de combiner au mieux de ses intérêts le soutien et l'opposition qu'elles engendrent. Bien qu'à un tel degré de généralité cette affirmation sonne presque creux, elle aide au moins à faire justice de cette notion de « loi des lois» comme rempart ultime, comme « contrainte absolue » qui forcerait l'Etat à s'arrêter net, et à l'abri de laquelle le sujet isolé pourrait se laisser aller en toute confiance. » (p.286)
« Des transferts dans le sens pauvre-riche, dans des circonstances démocratiques habituelles, produisent un solde moins favorable - en fait carrément négatif – entre le soutien gagné et celui qui est perdu. » (p.287)
« L'argent paraît être le candidat naturel à la redistribution, parce que, contrairement à la quasi-totalité des différences interpersonnelles, il est par excellence mesurable, divisible et transférable. Mais il a également un avantage plus subtil. Au moins conceptuellement, on peut imaginer des processus politiques qui se développent, atteignent leurs objectifs et, de ce fait, parviennent à leur terme. La lutte des classes entre le capital et le prolétariat est conçue par la pensée marxiste comme un processus de ce type. Dès que cette lutte finale est achevée, et qu'il ne reste plus de classe exploitée que l'Etat puisse opprimer, la politique s'arrête complètement et l'Etat s'évanouit. De même, si la politique concernait les latifundia et les paysans sans terre, ou les privilèges de la noblesse ou ceux du clergé, ou d'autres inégalités similaires qui, une fois nivelées, le demeureraient, l'achat par l'Etat d'une clientèle au moyen de la redistribution ne serait qu'un épisode, une démarche accomplie une fois pour toutes. Au mieux, on pourrait dire que l'histoire est faite de ce genre d'épisodes successifs. Cependant, si c'est l'argent qui est la cible du nivellement, la politique démocratique peut conserver un sens tout en se perpétuant comme la recherche permanente d'un équilibre introuvable. » (p.288-289)
« Le pouvoir politique sur la société, comme nous le savons depuis Max Weber, est la capacité pour son détenteur d'obtenir d'un autre, par un recours à des combinaisons de force physique et de légitimité, qu'il fasse ce qu'il n'aurait pas fait autrement. » (p.302-303)
« Les idées fondamentales quant aux effets addictifs de la redistribution sur les individus et les familles sont vieilles comme Hérode et usées jusqu'à la trame. C'est avec Cobden et Spencer (auquel on peut ajouter le phénomène typiquement américain qu'est W. G. Sumner) que leur acceptation par le public avait atteint un maximum. Pour nulle autre raison que l'ennui qu'inspire la vertu, elles n'ont plus guère cours aujourd'hui. Les homélies victoriennes prônant l'autosuffisance, disant que Dieu aidera ceux qui s'aident eux-mêmes, exposant les effets corrupteurs de l'assistanat, ont pratiquement disparu des discours publics. En revanche, maintenant que l'Etat-providence fonctionne à pleine puissance depuis longtemps, il imprègne la vie quotidienne de couches assez vastes de la société pour permettre à une théorie descriptive de prendre la relève de la morale dans ce domaine. Une hypothèse d'un type général supposerait que la conduite de chaque personne est affectée, de multiples façons a priori non déterminées, par le fait de recevoir ou d'avoir reçu une prestation sans contrepartie. Pour remplir cette boîte vide, on peut raisonnablement soutenir que recevoir une aide dispose à en attendre d'autres dans l'avenir. Certains traits cumulatifs de la fourniture d'assistance sociale donneraient lieu à une hypothèse plus spécifique suivant laquelle plus une personne dans le besoin va recevoir de l'aide, plus elle jugera probable une aide à venir, et plus ses choix seront fondés sur cette attente (jusqu'à ce que dans le cas limite de la certitude, elle finisse par obtenir des « droits à »).
Conformément à la relation normale entre la pratique et la capacité, plus on l'aidera, et moins elle saura se tirer d'affaire toute seule. Etre assisté crée une accoutumance avec le temps: on compte sur cette aide, et par conséquent on a de plus en plus de chances d'en avoir besoin. En outre, cette accoutumance n'est pas un simple ajustement temporaire à des conditions transitoires. Elle implique bien plus qu'un changement momentané dans le comportement à court terme. Elle entraîne une adaptation à long terme quasi permanente des paramètres du comportement: elle modifie la personnalité. Ces changements peuvent dans une certaine mesure s'avérer irréversibles. La privation de cette aide devient de plus en plus difficile à supporter et à admettre. Arrivé à un certain stade, cet état de manque atteint des proportions telles qu'on aboutit à une catastrophe personnelle, une crise sociale, une situation politique insoluble. Quant au vacarme et aux remous provoqués par les tentatives contemporaines des gouvernements hollandais, anglais, allemands, suédois et américains (je les énumère dans un ordre qui me semble correspondre au sérieux de leurs tentatives) pour contraindre la part des dépenses de protection sociale relativement au produit national, on peut interpréter ces troubles comme des « syndromes de sevrage », cas où le drogué a besoin d'une dose sans cesse croissante de la substance addictive pour « satisfaire sa dépendance ». » (p.306-307)
« Cet ajustement du comportement et de la personnalité à l'aide publique attendue peut avoir des façons plus directes de mettre en branle le processus auto-entretenu discernable dans les sociétés lourdement redistributives. Par exemple, si on s'occupe à un degré quelconque de veiller au bien-être des mères et des enfants, on atténue et même supprime totalement la nécessité matérielle la plus pressante qui pousse à la cohésion familiale. Etre rassuré quant aux besoins minima de la mère et de l'enfant incitera une certaine proportion (pas forcément démesurée) des pères à les déserter alors que dans d'autres conditions ils ne l'auraient pas fait. (Comme les connaisseurs de la «Grande Société » américaine s'en souviendront, avoir publiquement diagnostiqué ce phénomène avait attiré force accusations de morgue raciste et autres injures imméritées sur la tête de Daniel P. Moynihan, bien que sa description de la réalité ait bien résisté à ces attaques.) La désertion des pères, à son tour, handicape l'unité familiale résiduelle, amputant gravement son aptitude à résoudre ses problèmes. Dès lors, le besoin se fait sentir de se pencher encore davantage sur le sort des familles monoparentales, pour les assister plus complètement encore. Une fois fournie de façon fiable, cette forme d'aide encourage à son tour une certaine proportion (peut-être faible au départ) de jeunes femmes célibataires à faire des enfants (ou à les avoir plus tôt). Ainsi de nouvelles familles incomplètes se forment-elles, avec fort peu de capacité à se débrouiller seules. En conséquence, le besoin d'assistance publique grandit encore, à tel point que la dépendance vis-à-vis de cette protection se répand tellement qu'elle finit par ne plus contrevenir aux normes du comportement respectable admises par la classe ou la communauté sociale. » (p.307-308) [R9]
« Presque toutes les raisons qui font que les petits groupes sont plus faciles à constituer et à faire durer sont liées au fait que le comportement de chaque membre y est bien plus visible. L'opprobre moral, la solidarité, la honte ont beaucoup moins de chances d'influencer les gens lorsqu'ils sont perdus dans une foule. » (p.316)
« Le groupe de pression qui s'adresse à l'Etat, en soutirant un avantage dont le coût est supporté par le reste de la société, se comporte en parasite de la société […] Cependant, à la différence du parasite individuel qui, au-delà d'un certain point, rencontre une résistance ou détruit son groupe, à la différence du groupe de « profiteurs » sur un marché, auquel peuvent résister ceux qui devraient se plier aux stipulations excessives qu'il exige, le groupe qui s'adresse à l'Etat ne rencontre aucune résistance mais une active complicité. Pour l'Etat avec qui il traite, promouvoir le parasitisme fait partie intégrante de la constitution de clientèles sur laquelle, à tort ou à raison, il a choisi de faire dépendre son pouvoir. La constitution d'une base d'adhésion au moyen de la redistribution politique est étroitement déterminée par les contraintes de la compétition électorale. Pressé par la concurrence de son opposition, l'Etat ne pourra exercer que peu de discrétion quant à l'origine et à l'étendue des revendications à satisfaire. Très vite, il se retrouvera à la tête d'une machine redistributive terriblement complexe et pratiquement opaque. Si on laisse monter à bord un nouveau « passager clandestin », les « passagers payants » ont toutes les chances de ne plus s'en apercevoir, pas plus d'ailleurs que de l'incidence de cet événement sur les « tarifs» dont ils devront s'acquitter. Même s'ils manquent rarement de se faire une certaine idée du parasitisme établi (au point qu'elle en devienne parfois excessive), la nature du système ne les empêchera pas moins de percevoir l'impact particulier des ajouts spécifiques qui lui seront faits. Et on ne peut pas davantage en attendre qu'ils se gendarment contre un parasite supplémentaire lorsqu'il leur sera imposé. » (p.323-324)
« Toute attribution d'un privilège à un groupe affiche publiquement la faiblesse de l'Etat, coincé qu'il est dans les mâchoires du piège de la concurrence politique. Chaque faveur est donc un signal clairement envoyé aux groupes potentiels qui pourraient à un titre ou à un autre se croire dans une situation semblable, améliorant à leurs yeux la probabilité d'obtenir un gain éventuel s'ils s'organisaient pour l'exiger. […]
La tendance du système est d'engendrer une prolifération des groupes d'intérêts. » (p.328)
« L'interaction entre la pression des groupes et les mesures redistributives ne se limite pas forcément à des questions d'intérêt personnel. Les groupes peuvent se constituer pour promouvoir la cause de tiers, comme les esclaves, les malades mentaux, le « Tiers Monde », etc. Ces « lobbies de la conviction» peuvent ne pas posséder en eux-mêmes assez de pouvoir pour échanger directement leur soutien contre des politiques favorables à leur cause. Mais ils peuvent influencer l'opinion à un point tel que l'Etat, l'opposition, ou les deux à la fois, finiront par juger qu'inclure dans leurs programmes la mesure demandée est de bonne politique. Après son adoption, la mesure bien intentionnée repousse les limites de l'action étatique jugée acceptable ainsi que de la machine administrative qui la met en œuvre, et sert de précédent aux autres lobbies de la conviction qu'elle encourage à organiser et à promouvoir la prochaine cause sur la liste. C'est que, pressée derrière chacune de ces nobles causes, s'aligne une longue théorie d'autres causes de noblesse comparable. Si la recherche sur le cancer mérite le soutien de l'Etat, est-ce que la lutte contre la poliomyélite ne devrait pas elle aussi être aidée, de même que d'autres domaines essentiels de la recherche médicale ? Les revendications pour la recherche médicale ne contribuent-elles pas à justifier le soutien à d'autres sciences méritantes, et pourquoi pas aux arts, à la culture physique et ainsi de suite par ondes concentriques de plus en plus larges ? Il est facile de se représenter le développement successif des divers groupes de pression en faveur de la recherche, de la culture, du sport, alors qu'un groupe de pression qui leur exprimerait son hostilité semble purement et simplement inimaginable. Une fois de plus, la tendance inhérente à la situation est ainsi faite qu'elle débordera dans toutes les directions, de manière à embrasser toujours davantage de causes, pousser toujours davantage de revendications, et susciter sans cesse de nouvelles exigences, sans qu'elle aille jamais dans l'autre sens, vers une moindre domination des lobbies et un Etat moins redistributif, plus proche de l'Etat « minimal ». » (p.328-330)
« Résister à la pression, rejeter les demandes d'un groupe d'intérêts ou simplement s'abstenir d'une bonne action pour laquelle il existe un important soutien désintéressé, implique la plupart du temps un coût politique immédiat, indiscutable et peut-être dangereux. L'avantage politique de dire non, en revanche, se situe habituellement à long terme, est spéculatif et lent à mûrir. Il est dévalorisé par la dépréciation que la précarité du mandat politique inflige aux avantages éloignés, aussi bien que par le caractère dérisoire de « goutte d'eau dans la mer » de presque tous les choix singuliers faits dans un sens ou dans l'autre. » (p.348)
« Le pouvoir discrétionnaire permet à l'Etat de contraindre ses sujets à faire non ce qu'ils veulent mais ce que lui veut. Il s'exerce en s'emparant de leurs propriétés et libertés. L'Etat peut s'approprier l'argent des gens et s'en servir ensuite pour acheter ce qui lui passe par la tête (y compris leurs services). Il peut aussi s'opposer à leurs intentions spontanées pour leur ordonner de servir ses propres fins. » (p.361)
« La détention du pouvoir par l'Etat est précaire dans la mesure où son pouvoir reste unidimensionnel, uniquement politique. C'est ce qui se passe presque toujours dans les contextes historiques où le pouvoir économique est dispersé dans la société civile, conformément au caractère intrinsèquement diffus de l'institution de la propriété privée. Ces contextes peuvent nous sembler naturels, mais ils ne sont absolument pas la norme dans l'histoire. D'un point de vue analytique aussi, ce sont des étrangetés, des anomalies.
Face au monopole d'Etat de la force armée organisée, c'est une bizarrerie, un illogisme de voir le pouvoir économique pour ainsi dire logé ailleurs. N'est-ce pas un oubli, un étrange manque d'appétit de la part de quelqu'un, qui ont permis à la dualité de ces instances de perdurer pendant un certain temps ? Car l'accent mis par les historiens modernes des différentes tendances sur les relations de causalité éventuelles liant – dans les deux sens - la propriété du capital et le pouvoir d'Etat, ne fait que contribuer à rendre plus mystérieuse la raison pour laquelle l'argent n'a pas encore acheté toutes les armes ni les armes confisqué tout l'argent.
Il existe une école de philosophie politique qui explique cette anomalie, non sans force contorsions, en niant carrément le caractère distinct et autonome du pouvoir politique (à l'exception d'une « autonomie relative », concept à l'élasticité trop commode pour mériter une attention sérieuse). Le pouvoir économique et le pouvoir politique sont censés cohabiter dans la catégorie métaphysique du « Capital », et servir de concert la « nécessité objective » de sa « reproduction étendue ». Mais si l'on refuse la facilité d'une solution aussi commode, on se retrouve avec ce qui semble être un système remarquablement instable.
Faire basculer le système vers l'anarchie, ou tout au moins vers un certain degré de suprématie de la société civile sur l'Etat, équivaudrait à disperser le pouvoir politique jusque-là centralisé. Une fois mise en branle, cette dispersion pourrait s'accélérer. Dans un processus complet de dispersion du pouvoir politique, des armées privées, chassant les percepteurs de leur territoire, mettraient l'Etat en faillite, contribuant à atrophier son armée et probablement à développer plus encore les armées privées. Il n'existe pas actuellement le moindre signe qu'on se dirige vers ce genre de transformation sociale. L'éventualité que le pouvoir politique s'éparpille pour rejoindre la situation dispersée du pouvoir économique semble être une hypothèse vide et purement symbolique.
Faire basculer le système dans l'autre sens, vers le « capitalisme d'Etat », ce qui entraînerait la domination de l'Etat sur la société civile, correspond à la centralisation d'un pouvoir économique jusque-là diffus et son unification avec le pouvoir politique en un seul centre de décision. La réponse sommaire au « Que faire ? » rhétorique du pouvoir en place est « fusionner le pouvoir économique et politique en un seul pouvoir d'Etat », et « lier indissolublement citoyenneté et moyens d'existence » de sorte que la vie tout entière du sujet soit dominée par une seule et unique relation hiérarchique d'obéissance, où il n’y aurait plus aucune séparation entre la sphère publique et la sphère privée, aucune pluralité des engagements, nul centre de contre-pouvoir, aucun rejuge ni échappatoire quelconque.
Aussi bien dans la conscience de l'Etat que dans celle du public, il faut que ce programme apocalyptique prenne un aspect prosaïque, tranquille, terre à terre, anodin. Il doit se traduire, et le fait très facilement, par une formule que l'idéologie dominante aura rendue largement inoffensive, telle que le « renforcement du contrôle démocratique sur l'économie » afin qu'il « puisse fonctionner en harmonie avec les priorités sociales ».
Quand je déclare que, contrairement à la ruse impitoyable recommandée par Lénine, c'est quand il est au départ assez amateur et sincère que l'Etat peut le mieux maximiser son pouvoir sur la société civile, l'influence favorable de la confiance candide dans le caractère indolore et bénin de 1’« ingénierie » sociale et économique est à mes yeux absolument primordiale. Il est positivement bon pour l'Etat de croire que les mesures qu'on a cru nécessaires pour établir le « contrôle démocratique » sur l'économie auront en leur temps pour effet principal d'accroître l'influence des citoyens sur le bon usage de l'appareil productif de leur pays (ou autres conséquences similaires). Il est excellent pour l'Etat de croire sincèrement que les voix qui affirment carrément le contraire ne font preuve que d'obscurantisme ou de mauvaise foi. » (p.368-370)
« La transition vers le socialisme réel, dans le sens d'une stratégie de « maximax » de l'Etat, sorte de somnambulisme presque subconscient, visant à la fois à augmenter son potentiel de pouvoir discrétionnaire et à concrétiser la plus grande partie du potentiel ainsi créé, à toutes les chances de se faire sans violence, sans couleur et sans éclat. C'est une stratégie à forte rentabilité et faible risque. Loin de la bruyante « bataille pour la démocratie [ ... ] pour rassembler tous les instruments de production dans les mains de l'Etat » ; à cent lieues de la rupture héroïque des révolutionnaires ; sans besoin aucun d'écraser dans le sang la minorité possédante, la transition vers le socialisme réel sera d'autant mieux assurée qu'elle reposera davantage sur une lente atrophie des sous-systèmes de la société initialement indépendants et autorégulateurs. A mesure que l'on restreint davantage leur liberté de fonctionnement, la perte de vitalité des pans successifs de l' « économie mixte » conduira finalement à ce qu'on accepte passivement une extension progressive de la propriété publique ; on finira même par la réclamer à grands Cris.
Dans une section de son Capitalisme, socialisme et démocratie consacrée à la « sociologie de l'intellectuel », Schumpeter explique que les intellectuels (qu'il définit avec un brin de sévérité comme des « gens qui discourent et grattent sur des sujets dépassant leur compétence professionnelle » et « n'ont aucune responsabilité pratique ») « ne peuvent se retenir de ronger les fondements de la société capitaliste ». Ils favorisent l'avènement d'une idéologie qui s'en prend à l'ordre capitaliste, lequel est notoirement impuissant à les contrôler. « Seul un gouvernement de nature non bourgeoise [ ... ] dans les circonstances de notre époque, seul un gouvernement socialiste ou fasciste est assez fort pour les discipliner. » Aussi longtemps que se perpétuent la propriété privée du capital et l'autonomie des intérêts particuliers (qu'ils s'affairent à miner idéologiquement), les intellectuels peuvent dans une certaine mesure résister à un Etat hostile car ils sont protégés par « les forteresses privées des entreprises bourgeoises dont un certain nombre voudront bien donner abri à la victime désignée ». Par rapport au capitalisme privé, le « capitalisme d'Etat » offre des rémunérations plus importantes encore (notamment sous forme immatérielle comme le statut social, l'oreille de la classe dirigeante et des auditoires captifs dans les basses classes) aux intellectuels accommodants qui s'abstiennent de critiquer le système. Ces gratifications peuvent ou non compenser pour eux le risque latent, dans un monde où il n'existe plus aucune « forteresse » privée, de ne plus pouvoir se réfugier nulle part si on s'apercevait que finalement ils ont osé s'en prendre aux organes. » (p.373-374)
« Dans l'Anti-Dühring, Engels proteste que la simple propriété d'Etat est du faux socialisme à moins que les moyens de production n'aient « réellement dépassé le stade de la société par actions » car autrement, même les maisons de passe de l'Etat pourraient être considérées comme des « institutions socialistes » et pas simplement comme des établissements appartenant à l'Etat. A partir de quelle dimension les bordels deviennent-ils socialistes et non de simples établissements possédés par l'Etat? Croire que la taille est la qualité magique qui transforme la propriété d'Etat en propriété socialiste n'est absolument pas suffisant. La vision du socialisme scientifique où les moyens de production « dépassent le stade » de la société par actions a depuis longtemps succombé à l'expérience d'un siècle de développement industriel.
Pour être juste avec Engels, c'est son Anti-Dühring qui donne une fois de plus la meilleure formulation d'une solution marxiste plus durable permettant d'identifier les différentes sortes de propriété et de systèmes sociaux. Il explique que dans un monde de rareté (autrement dit « au royaume de la nécessité »), la division de la société en classes antagonistes doit continuer. Le conflit de classes, bien sûr, entraîne l'existence d'un Etat pour assurer la domination d'une de ces classes. Donc, l'« Etat socialiste » n'est pas une contradiction dans les termes. L'Etat qui possède tous les moyens de production est un Etat socialiste répressif. Comme il y a encore des classes, il n'a pu disparaître. Il doit continuer à réprimer les exploités pour le compte des exploiteurs. Il ne pourra s'effacer que lorsque l'abondance aura remplacé la rareté, c'est-à-dire lorsque le conflit de classes aura cessé. (Si le socialisme ne triomphe jamais de la pénurie, contingence qu'Engels ne traite pas explicitement, l'Etat ne disparaîtra jamais et restera à jamais propriétaire des moyens de production. Donc, aussi longtemps que l'Etat ne rencontre pas trop de succès dans son effort pour « libérer les forces productives » et par conséquent ne fait pas apparaître par inadvertance un monde de surabondance absolue, il n'a rien à craindre pour son existence.) » (p.385-387) [R10]
« Posséder de l'argent offre la possibilité de choisir et habitue les gens à exercer celle-ci. Les bons d'échange spécialisés que l'on ne peut dépenser que sur des catégories de biens nettement plus restreintes, uniquement pour déjeuner, pour l'éducation des enfants, les transports, les centres de vacances, les soins médicaux, etc. restreignent l'éventail du choix. Ils aident à perdre l'habitude de choisir. Conséquence pratique secondaire, ils rendent la demande des consommateurs un peu plus facile à prévoir en vue d'une planification. Plus fondamentalement, ils transfèrent vers l'Etat une partie du pouvoir de choisir l'affectation de leurs revenus que possèdent les récipiendaires de l'aide. Celui-ci peut alors, dans certaines limites, faire varier la composition du « panier » de bons d'échange, et dans cette mesure façonner le genre de vie qu'aura la population. Les bons d'échange fournissent donc une satisfaction directe à l'Etat qui désire obliger ses sujets à vivre d'une certaine manière, par exemple dans la meilleure des hygiènes de vie, quelle que soit la raison, parce que c’est bon pour eux d’être en bonne santé, ou parce qu'ils travaillent ou combattent mieux quand ils sont bien portants, ou simplement parce qu'il trouve que la santé est une bonne chose. » (p.404-405) [R11]
-Anthony de Jasay, L’Etat – La logique du pouvoir politique, Les Belles Lettres, coll. Laissez faire, 1994 (1985 pour la première édition anglaise), 500 pages.
[Remarque 1] : On trouvera pourtant un contre-exemple durable dans la République commerçante de Venise. La République des Provinces-Unies, où vécu Spinoza, constitue peut-être un autre contre-exemple. Il est vrai qu’il faudrait d’abord éclaircir ce qu’on entend par « république » et « républicain ».
[Remarque 2] : De Jasay a raison de montrer le danger inhérent à la justification lockéenne de la propriété. Néanmoins, sa propre position n’est pas satisfaisante, car si la propriété n’a pas à être justifié, on ne voit pas très bien pourquoi le vol serait condamnable (et alors sa défense du capitalisme comme la prédation étatique s’effondre). Tout ceci suggère qu’il faudrait étudier dans le détail les théories philosophiques de la propriété.
[Remarque 3] : Ce genre d’énoncé –bien entendu discutable, mais pas ridicule-, me fait penser qu’on pourrait rattacher (sinon directement, au moins par l’esprit) De Jasay à l’école italienne de sociologie, dont j’ai déjà parlé. Après tout, Machiavel est le premier penseur évoqué par M. De Jasay dans son ouvrage.
[Remarque 4] : Ce passage est proprement merveilleux, tant stylistiquement et substantiellement.
[Remarque 5] : Il y a un côté tocquevillien chez De Jasay, dans sa façon de concevoir comme une fatalité inéluctable l’accroissement du périmètre de l’Etat –problématiquement identifié avec ce que Tocqueville appelait « les temps démocratiques ».
[Remarque 6] : Ce qui n’empêche bien sûr pas un paquet d’activistes, d’intellectuels et de politiciens de pourchasser le spectre du « néolibéralisme » et de lutter contre l’ « austérité » -au Royaume-Uni et dans le reste du monde.
[Remarque 7] : Cette précision montre que la formule de Ludwig von Mises selon laquelle le marché est une « démocratie des consommateurs » est fausse. Les consommateurs n’ont pas une voix égale, mais des revenus inégaux. En revanche, le marché est plus optimal que la démocratie en cela que les préférences minoritaires sont réalisées au même titre que les préférences majoritaires.
[Remarque 8] : Ce passage montre bien l’équivocité de la notion d’égalité, qui devrait par conséquent être exclu des valeurs politiques, au profit de la justice, par exemple (on aurait alors des conceptions égalitaristes et anti-égalitaristes de la justice, plutôt que l’imprécision du camp des défenseurs « de » l’égalité versus le camp des défenseurs « de » l’inégalité –ce qui ne veut rigoureusement rien dire).
[Remarque 9] : On retrouve ici un thème –l’impact des politiques publiques interventionnistes sur le fonctionnement de la famille- abondamment traité par le blogueur libéral-conservateur Aristide Renou.
[Remarque 10] : Dans ces lignes brillantes résident le lien tant cherché entre utopisme marxiste et totalitarisme. L’utopie, c’était de croire (en jetant les avertissements de l’économie politique « bourgeoise » par-dessus bord) que le socialisme pourrait être plus productif et efficient que le capitalisme.
[Remarque 11] : On se souviendra que les bons d’échange symbolisant une durée de temps de travail effectuée sont la solution préconisée par Marx, dans Le Capital, pour remplacer l’économie de marché.

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