lundi 3 octobre 2016

Montesquieu, par Alain Juppé


Lu Montesquieu (sous-titré, « le moderne »), réédition augmentée en 2015 d’une version datant à l’origine de 1999. Dans cet essai de qualité étonnamment bonne, M. Juppé vise un double objectif : rendre compte, sous la forme biographique, de notre connaissance historique de l’homme, et dégager les grandes lignes de l’œuvre afin d’y puiser des principes directeurs pour l’action. Ainsi, cet ouvrage nous en apprend non seulement beaucoup sur l’auteur de L’Esprit des lois, mais nous donne également d’abondants indices pour mieux se faire une idée de M. Juppé lui-même (ou du moins, de l’image qu’il a souhaité donner ici au public).


A la réflexion, ce qui caractérise Montesquieu, c’est son classicisme, loin des ferveurs médiévales, des audaces des Lumières radicales, des mondanités de la cour ou de la nostalgie romantique. Il n’a ni les extravagances d’un Sade, ni la douloureuse profondeur d’un Rousseau. Aristocrate libéral, il ne fut ni réformateur comme Turgot, ni visionnaire comme Condorcet, ni plongé dans le feu des passions politiques comme Tocqueville (auquel il ressemble néanmoins). Comme moraliste, peut-il rivaliser avec un Vauvenargues ou un La Rochefoucauld ? Comme penseur politique, avec John Locke ? Droit, mesuré, honnête, mais sans grandes passions, sans génie, il était plein d’ambitions convenues (un mariage avantageux, l’Académie française, le Grand Tour d’Europe, etc.), et donc guère enthousiasmant… Montesquieu, c’est le résultat d’une époque tranquille, génératrice de pensées souvent légères, dont les plus mordantes ne présentaient guère de risques (critique de l’absolutisme une fois Louis XIV enterré, etc.) ; une époque et une condition oisive, trop oisive… On arrive à rien de très remarquable sans du travail, l’émulation d’autrui ou le fracas des grandes tempêtes de l’histoire.
Montesquieu, c’est l’homme de la modération, laquelle n’est à la réflexion pas une vertu [R1]. La critique que je lui fais ici est sans doute plus affaire de tempérament que de politique. Mais tout de même : Montesquieu, qui semble être le premier penseur libéral de l’Histoire de France, ne parle-t-il pas de corriger les « excès » de l’économie de marché, et donc d’ouvrir la voie à ce qui devait l’étouffer à peine sortie du berceau où l’avait tenu le mercantilisme colbertiste ? N’est-il pas, dans son anti-absolutisme, plus proche des Monarchomaques que du libéralisme ? Quid, dans son œuvre politique, de l’égalité des droits, que Cicéron, son modèle, admettait au moins entre les citoyens d’une République ? Montesquieu, dont se revendique Hannah Arendt, n’est-il pas passé du républicanisme au monarchisme ? Ne peut-on pas en conclure que si modernité il y a chez lui, elle n’est que bien relative ? J’irai même jusqu’à m’interroger : aurait-il, aux Etats généraux de 1789, préféré, comme Destutt de Tracy, la liberté révolutionnaire et ses périls aux privilèges de sa caste, « légitimités » par la tradition et la « prudence » ? …
Toujours est-il qu’on ne peut que ressentir un certain découragement et une dose de scepticisme à l’idée que M. Juppé se soit mis sous un tel patronage, lequel me semble manquer de la vigueur et du tranchant nécessaire pour redresser un pays qui s’enfonce jour après jour dans un marasme tant matériel que moral…
 
"Le 11 février 1755, en la paroisse Saint-Sulpice, à Paris, un convoi funèbre transporte le corps du "haut et puissant seigneur messire Charles de Secondat, baron de Montesquieu et de La Brède, ancien président à mortier du parlement de Bordeaux, l'un des quarante de l'Académie française, etc.". Parmi les grands esprits du temps, seul Diderot assiste aux obsèques de l'illustre écrivain, mort la veille en son petit hôtel de la rue Saint-Dominique. On ne retrouvera jamais la dépouille de Montesquieu. Ses ossements furent jetés dans les catacombes sous la Terreur, et lorsque le Directoire voulut l'accueillir au Panthéon, il fallut se rendre à l'évidence: les restes de l'auteur de L'Esprit des lois avaient disparu.
Faut-il voir, dans cette "sortie" discrète, un signe annonciateur de la méconnaissance qui frappe aujourd'hui Montesquieu ?
" (p.11)

"L'enfant Montesquieu est élevé par des paysans gascons. Confié à une nourrice qui habite l'un des cinq moulins du village de La Brède -le moulin du Bourg- Montesquieu partage l'existence des jeunes paysans. Il y gagne une certaine robustesse et une simplicité très naturelle. Toute sa vie, il conservera des liens d'amitié avec ses anciens compagnons de jeu, malgré des destins sociaux à l'évidence divergents. Ainsi, son frère de lait, Jean Demarennes, devenu berger de la lande, ne manquera pas de lui rendre visite sur ses échasses, au moins une fois l'an. Montesquieu parle le patois gascon et conservera un accent chantant qui lui vaudra quelques sarcasmes dans les salons parisiens." (p.21)

"Montesquieu éprouve pour les Grands, les vrais, une réelle fascination. Il se plaît à fréquenter la haute aristocratie qu'il séduit autant qu'elle le séduit. Il sait bien qu'elle n'est pas de son monde. Il égratigne d'ailleurs la Cour où il ne sent pas à l'aise. Le provincial, le Girondin qu'il est en profondeur, garde une certaine méfiance vis-à-vis de cette société parisienne, même s'il en devient l'une des gloires: l'auteur des Lettres persanes est un de ses plus impitoyables censeurs." (p.26)

"Avec le temps qui passe, la conviction s'ancre en lui du rôle essentiel que peut et doit jouer son "ordre" dans la recherche d'un équilibre des pouvoirs et donc dans la préservation de la liberté. On sait que le régime politique qui a sa faveur n'est certainement pas la "démocratie populaire" (sans anachronisme) mais la monarchie tempérée par les corps intermédiaires, au premier rang desquels la noblesse." (p.28)

"Peu de temps après son arrivée à Paris, Montesquieu écrit un Discours sur Cicéron où, à travers l'éloge du grand homme qu'il admire ("De tous les Anciens, il est celui... à qui j'aimerais le mieux ressembler"), il commence à dévoiler son idéal de vie qui associe les plaisirs des sens à ceux de l'esprit: "Sa vertu, qui n'avait rien de farouche, dit-il à propos du philosophe orateur, ne l'empêchait pas de jouir de la politesse de son siècle. On remarque, dans ses ouvrages de morale, un air de gaieté et un certain contentement de l'esprit que les philosophes médiocres ne connaissent pas ; il ne donne point de préceptes mais il les fait sentir"." (p.32)

"[Montesquieu] reproche à Louis XIV [dans les Lettres persanes] son penchant pour le gouvernement despotique [...] L'aristocrate libéral qu'est Montesquieu se déchaîne contre le roi despote, coupable d'avoir abaissé systématiquement les corps intermédiaires, noblesse et parlements. Il y met une hargne qui traduit, sans doute, l'air du temps." (p.35)

"Sous Louis XIV, Bordeaux, avec ses 45 000 habitants, ne se distinguait guère de Toulouse ou de Nantes, loin derrière Paris, Lyon, Marseille, Lille et même Rouen. En 1790, avec 110 000 habitants, elle devient la troisième ville du royaume. Ce formidable essor économique, essentiellement fondé sur le commerce, n'a pu manquer d'influencer Montesquieu et de renforcer sa conviction que le libre-échange a un rôle bienfaisant et civilisateur." (p.39)

"Bordeaux est un grand port où l'argent coule à flots. Mais l'air du lieu et l'air du temps se conjuguent ici avec une tradition querelleuse et frondeuse qui frappe l'intendant Boucher: "Il est certain, écrit-il en avril 1725, que l'esprit républicain règne en cette ville et qu'on y abhorre toute autorité". La violence quotidienne des rixes côtoie les escroqueries financières et de ce que les rapports de police nomment l' "insolence" des habitants. Pendant près de deux siècles, depuis la fin de l'occupation anglaise jusqu'à la mort du Grand roi, l'histoire de Bordeaux est jalonnée de crises. La Fronde y a pris un tour particulièrement violent, comme la répression. Encore aujourd'hui, les Bordelais savent que les ruines enfouies du château Trompette gardent la mémoire de la méfiance royale à l'encontre de l'esprit de liberté qui anime la capitale de la Guyenne." (p.41)

"Sur le plan matériel, la succession que lui son père n'est pas aussi brillante qu'on pourrait le croire. L'actif total s'élève à 126 000 livres mais il faut y soustraire 28 600 livres de dettes. Restent 97 400 livres, à partager avec son frère Joseph et ses sœurs. [...]
Montesquieu a donc besoin de s'établir: c'est ce qu'il fait le 12 février 1714 en achetant une charge de conseiller au parlement, à un certain Pierre de Bordes, pour la somme de 24 000 livres. Cette décision est dictée par la perspective de succéder à son oncle Jean-Baptiste, président à mortier, qui n'a pas d'enfant. Il peut alors songer à se marier. Le projet n'est pas sans lien, on le verra, avec ses préoccupations financières. [...]
Le baron de La Brède se tourne [...] vers une de ses voisines, Jeanne de Lartigue, qui lui apporte, elle, 100 000 livres de dot. Et une naissance qui, sans être prestigieuse -les titres de noblesse datent de 1704-, a quelque relief: le père de la promise a été lieutenant-colonel au régiment d'infanterie de Maulevrier. [...]
Montesquieu fut-il jamais amoureux de sa femme ? Les érudits, qui savent tout, affirment le contraire. Il est vrai qu'elle était d'un naturel ingrat: elle boitait et sa figure était disgracieuse. On ne peut pas dire que son mari lui ait manifesté des égards excessifs: il l'abandonne pendant trois ans pour faire son tour d'Europe, sans compter ses fréquents séjours à Paris
." (p.43)

"L'Académie royale des sciences, belles lettres et arts créée à Bordeaux par lettres patentes de Louis XIV, enregistrées le 3 mai 1713, le tente. [...] Montesquieu y est élu, dès l'âge de vingt-sept ans, le 3 avril 1716 et se montre, en ce cas, très assidu.
On peut admettre, avec Louis Desgraves, que cette élection a été déterminante pour l'épanouissement intellectuel et littéraire de Montesquieu. Désormais, et jusqu'à sa mort, il ne va cesser d'écrire et de publier. Son destin est tracé: il devient écrivain
." (p.53-54)

"Montesquieu apprécie par-dessus tout l'état de tranquillité intérieure qui le protège de tous les excès. [...]
Montesquieu exprime, dans le
Dialogue de Sylla et d'Eucrate, la méfiance quasi physique que lui inspire la démesure, fut-elle héroïque: "Nés pour la médiocrité, nous sommes accablés par les esprits sublimes. Pour qu'un homme soit au-dessus de l'humanité, il en coûte trop cher à tous les hommes". On comprend que le Roi-Soleil et les feux de la Cour ne l'aient guère fasciné: "Je hais Versailles", dit-il. Non point pour ses grandeurs, il est vrai, car il ajoute méchamment: "parce que tout le monde y est petit"." (p.71)

"C'est en mai 1721 que paraît la première édition des Lettres persanes. [...] Dès ses premiers séjours à Paris, Montesquieu fréquente, on l'a dit, des salons où l'on se pique d'orientalisme. [...] Les récits de voyages sont particulièrement prisés en ce début de siècle [...] La traduction des Mille et Une Nuits par Antoine Galland nourrit la fascination qu'exercent les mystères de l'Orient et qui durera tout au long du siècle: Mozart écrit L'Enlèvement au sérail en 1782.
L'Orient est à la mode. Le roman épistolaire aussi. Le genre s'est développé au XVIIème siècle, sans doute à partir des
Lettres d'Héloïse et Abélard, publiées en 1616. [...] Son succès se maintiendra au XVIIIème siècle, avec les Lettres péruviennes ou les Liaisons dangereuses. Montesquieu est bien "dans la note". D'où le succès foudroyant de ses Lettres persanes, ce qui n'enlève rien à son mérite personnel ni à la qualité de son œuvre. Il se flatte d'ailleurs d'avoir renouvelé le genre [...]
Il fait tout pour déjouer la censure royale: il publie les
Lettres à Amsterdam [...]
Montesquieu refuse d'en assumer la paternité [...] Ce triomphe le gêne. Car personne n'est dupe: le nom de l'auteur est vite éventé
." (p.73-75)

"Montesquieu opère ce que Roger Callois appelle "la révolution sociologique", c'est-à-dire "la démarche de l'esprit qui consiste à se feindre étranger à la société où l'on vit, à la regarder du dehors et comme si on la voyait pour la première fois"." (p.76-77)

"Ce qui sent vraiment le souffre dans les Lettres persanes, c'est la critique des religions. En confrontant deux d'entre elles, la catholique et la musulmane, Montesquieu tourne en dérision tous les fanatismes et amorce l'analyse de la relativité des croyances qu'il développera dans L'Esprit des lois. Il s'attaque plus particulièrement aux institutions de l'Église catholique: au célibat des prêtres, à l'interdiction du divorce, à l'autorité pontificale elle-même. Il est tenté de prendre parti pour les Jansénites que la bulle Unigenitus, autrement appelée la Constitution, vient, en 1712, de condamner, avec l'appui du Grand Roi, cible de prédilection de ses flèches, on l'a vu. Mais si leur combat contre l'absolutisme lui est sympathique, il n'aime pas leur rigorisme: "De toutes les plaisirs, les Jansénistes, note-t-il ironiquement dans ses Pensées, ne nous passent que celui de nous gratter".
Son combat n'est pas celui d'un intégrisme comme un autre ; c'est celui de la tolérance. D'où ses attaques virulentes contre la révocation de l'édit de Nantes.
" (p.78-79)

""Les femmes seraient égales si l'éducation l'était aussi. Éprouvons-les dans les talents que l'éducation n'a point affaiblis ; et nous verrons si nous sommes si forts". Dès 1721, Montesquieu lance ainsi l'une des affirmations les plus révolutionnaires des Lumières: l'homme et la femme conquerront liberté, égalité, dignité par l'éducation dont les Encyclopédistes, Helvétius, Condorcet feront la clef de toute réforme de la société." (p.83)

"Après le triomphe des Lettres persanes, Montesquieu ne résiste plus à son obsession: il veut entrer à l'Académie française et il s'en donne les moyens. [...] Il comprend qu'il doit établir sa position dans les salons avant de compter que les Académiciens pardonnent l'affront subi dans les Lettres persanes. User la rancune des immortels en étant porté par les gens qui dictent le goût, tel est son dessein en forçant la porte du salon de Mme de Lambert. [...]
Montesquieu y rencontre des gens qui se sont dépouillés de leur identité professionnelle: plus de parlementaires entre eux, comme à Bordeaux, mais des individus que lient le seul rapport aux idées, le plaisir de la discussion et l'effort pour dégager une opinion commune sur un livre, une question philosophique ou morale. Bref, le bouillon de la vie démocratique.
" (p.88-90)

"Il participe aux débats philosophiques de son temps. Il cherche par exemple à réfuter Spinoza: "Un grand homme m'a promis que je mourrai comme un insecte. Il cherche à me flatter à l'idée que je ne suis qu'une modification de la matière."
Il s'attaque encore plus à Hobbes: "un autre homme, beaucoup moins outré que le premier [...] m'avertit également de me méfier de tous les hommes." Montesquieu n'accepte pas l'idée que l'homme est un loup pour l'homme. Il pense qu'il existe une idée de justice qui nous interdit de nous nuire les uns aux autres, même si les droits les plus sacrés ont été violés tout au long de l'histoire des hommes." (p.92)

"Le 5 avril 1728, Montesquieu part à destination de Vienne. Il a presque quarante ans. Sa réputation littéraire est bien établie. Il est membre de l'Académie française. Son voyage ne ressemble donc en rien à celui de l'étudiant qui entreprend un tour d'initiation. Les considérations familiales pèsent peu dans sa décision: il n'a pas vu sa femme depuis le mois de janvier 1727 mais cette absence ne semble pas le faire souffrir... et ne provoque aucune récrimination de l'intéressée. Les motivations professionnelles paraissent plus déterminantes. Les idées qui circulent depuis déjà une décennie dans les salons parisiens que Montesquieu fréquente ont fait naître et nourri ses ambitions diplomatiques." (p.97)

"Le fils du duc de Berwick, ambassadeur d'Espagne à la cour du petit-fils de Pierre le Grand, le tsar Pierre II, invite alors Montesquieu à Moscou. [...]
Mais notre Bordelais préfère des cieux plus cléments. Il choisit l'Italie qui, depuis deux siècles, est le point de passage obligé de tout humaniste qui se respecte. Le 16 août 1728, il arrive à Venise, siège notamment de la plus importante corporation d'ambassadeurs en Europe. [...]
Montesquieu est déçu par les Vénitiennes
. "Les nobles de Venise, constate-t-il dans son Journal, aiment à prendre beaucoup leurs aises avec les dames ; les étrangers ne sont guère admis dans leurs cazins." Pourtant, la ville tout entière semble vouée au plaisir: les couples illégitimes forniquent dans les dédales des canaux, les femmes aiment "bien aller se faire... dans leurs gondoles, où elles vont avec qui elles veulent et où elles veulent". Mais point de conquête pour Montesquieu dans la bonne société vénitienne.
Restent les prostituées. Montesquieu est quasiment obsédé par la présence des femmes dites de mauvaise vie. Il en parle à tout propos dans son
Journal. Il écrit à Waldegrave, le 18 août 1728, deux jours après son arrivée, qu'on cherche à l'arrêter "à toutes les portes où il y a des putains." Selon lui, elles sont "exécrables, intéressées jusqu'à donner du dégoût au plus déterminé ; fort gâtées et peu belles ; ayant enfin les défauts de la profession plus que celles d'aucun pays du monde". Cette condamnation sans appel ne l'empêche pas d'en tâter [...]
Faiblesse qui n'empêche pas Montesquieu de moraliser, d'autant que la licence vénitienne s'accompagne d'une parfaite hypocrisie religieuse
: "Les Vénitiens et les Vénitiennes sont d'une dévotion à charmer: un homme a beau entretenir une p..., il ne manquera pas sa messe pour toutes sortes de choses du monde". La ville tout entière devient donc à ses yeux "une vieille p... qui vend ses meubles", décrépite matériellement, pervertie moralement. Montesquieu reprend à son compte le refrain éculé de la décadence vénitienne, en oubliant combien le statut de république, même oligarchique et corrompue, plaçait la Sérénissime du côté des Lumières: "C'est une ville qui ne conserve plus que son nom: plus de force de commerce, de richesses, de lois ; seulement la débauche s'y appelle liberté". Il va de soi que cette liberté est un leurre, "une liberté que la plupart des honnêtes gens ne veulent pas avoir: aller de plein jour voir des filles de joie, se marier avec elles ; pouvoir ne pas faire ses pâques ; être entièrement inconnu et indépendant dans ses actions". On verra comment, dans L'Esprit des lois, Montesquieu oppose à cette fausse liberté, la liberté vraie qui se fonde sur le respect des lois." (p.100-102)

"Ce qu'il aime d'abord, à Florence, c'est la douceur des mœurs. Le grand-duché est le premier Etat d'Occident où la peine de mort, tombée en désuétude depuis le début du siècle, sera abolie, dans le code léopoldien de 1786." (p.110)

"Amsterdam lui donne le spectacle d'une activité commerçante frénétique et, dans un premier temps, il ne ménage pas son enthousiasme: "C'est la Salente de Télémaque: tout travaille". La Bourse en est le nouveau temple: "C'est un beau spectacle que la Bourse", s'écrie Montesquieu. Il trouve les rues "belles, propres, larges". [...]
Mais la réaction de rejet vient vite: c'est la corruption qui la provoque. Le thème est récurrent chez Montesquieu et l'on se souvient qu'il l'avait développé lors de son séjour à Venise. Il s'agit toutefois de formes différentes: de la gangrène des âmes qui lui semble pourrir la Sérénissime, il distingue la corruption de l'argent facile, l'affairisme qui entame les principes de gouvernement dans la Venise du Nord." (p.121-122)

"Montesquieu aborde aux rives de la Tamise le 21 décembre [1729]. Il restera en Angleterre jusqu'en avril 1731. Son séjour se situe pendant le long ministère Walpole (1721-1742) qui organise la transition après le temps des derniers Stuarts et de la guerre civile, l'époque du gouvernement aristocratique. La royauté anglaise des Hanovre compte peu, la Cour encore moins et la réalité du pouvoir est aux mains du parti whig, qui rassemble les financiers, la haute aristocratie et les protestants non anglicans. Le tout forme une société difficile à décrypter, même pour Montesquieu." (p.124)

"Quelle influence la franc-maçonnerie, découverte à Londres, a-t-elle pu exercer sur la pensée et l'œuvre de Montesquieu ? La politique en est bannie : la réforme du gouvernement anglais ou du gouvernement français est un sujet tabou. On s'y penche sur des questions philosophiques, telles que la fraternité ou le bonheur." (p.130)

"Comme la plupart des parlementaires bordelais, Montesquieu a l'essentiel de son bien à la campagne. [...] Outre La Brède, celui-ci possède des vignes à Martillac, situées en pleine région des Graves. [...] A cet ensemble, s'ajoutent des propriétés éparpillées dans le Sud-Ouest, venues en héritage et en règle générale peu fréquentées par le châtelain de La Brède. [...] Montesquieu est donc riche." (p.145-146)

"Pourtant, toute sa vie, il a peur de manquer. Il vit simplement. [...] S'il cherche à agrandir sa fortune, c'est seulement pour garantir son indépendance, et n'avoir de compte à rendre à personne." (p.148)

"Il rend visite à ses paysans, il connaît le nom de la plupart d'entre eux ; il leur parle en gascon. Comme eux, il sait se montre âpre, négocie durement tous ses baux et n'hésite pas à plaider si l'un de ses tenanciers lui manque. Mais il a un grand fond de bonté et d'humanité." (p.151)

"Ses droits féodaux, Montesquieu les défends aussi contre les empiétements de l'administration royale qu'il combat pied à pied." (p.153)

"En bon négociant bordelais, Montesquieu est [...] ouvert à la mondialisation avant la lettre. D'où son hostilité au protectionnisme ou à la surtaxation ; dès les Lettres persanes, il part en guerre contre la fiscalité qui pèse sur le vin [...] De même condamne-t-il la guerre qui contrarie le mouvement des affaires [...] Sa vision de l'économie de marché et du libre-échange n'est pas seulement celle d'un théoricien mais d'abord l'affaire d'un praticien." (p.160)

"Il médite les leçons de Machiavel qu'il a redécouvert en Angleterre et dont il apprécie "le grand esprit", non sans critiquer sévèrement le "délire" qui l'a poussé à donner aux "princes" des principes qui ne sont nécessaires que dans le gouvernement despotique.
Bref, la politique -ou du moins la réflexion politique- le démange. Avec les
Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, il s'y lance à corps perdu pendant deux ans, et même plus, jusqu'à la publication de l'ouvrage en juin 1734. Le choix du thème paraît surprenant, même à ses fidèles. Mme de Tencin, qui sera pourtant une lectrice enthousiaste des Considérations, s'en inquiète, a priori: "Tant que je n'en connaissais que le titre, il me faisait craindre que mon ami ait choisi un sujet si manié et remanié". Nous dirions "rebattu".
Mais, d'un autre côté, comment Montesquieu peut-il éviter Rome ? Ce n'est pas seulement un effet de mode. Au collège, déjà, il avait rédigé une brève
Historia romana. Il a lu (presque) tous les auteurs de l'Antiquité ; sa bibliothèque en est pleine, à commencer par les historiens, grecs ou latins: Hérodote, Strabon, Plutarque, Polybe, Tite-Live, Sallustre, Suétone, Tacite... Il a vécu de longs mois à Rome, dans la volupté que l'on sait. Comme Voltaire, il s'est amusé de voir les Anglais comparer complaisamment leur histoire et leur système politique avec ceux de Rome [...]
A ses yeux, Rome a péri de son succès même, c'est-à-dire de sa prodigieuse extension territoriale. [...]
Tant que la République conserva sa capacité d'assimilation des peuples conquis, elle connut la victoire. Elle alternait fermeté et compréhension et parvenait à maintenir les peuples "alliés" dans une docile dépendance. A l'intérieur, le régime politique était également équilibré, le pouvoir était divisé, les freins et contrepoids décrit par Polybe permettaient de corriger les abus, y compris, grâce aux "censeurs", "ceux que la loi n'avait pas prévus". Une forme de "constitution mixte" empêchait le peuple même d'abuser de son pouvoir.
Et puis le système s'est déréglé. L'agrandissement territorial affaiblit le régime et surtout corrompt l'esprit public [...] L'Empire est trop vaste pour s'assurer la fidélité de l'armée ; son immensité empêche les peuples du limes de partager les valeurs fondatrices de la Cité, au premier rang desquelles l'amour de la liberté
."(p.166)

"Montesquieu est mûr pour L'Esprit des lois. La rédaction de ce qu'il présente lui-même comme "le fruit des réflexions de toute [sa] vie" va cependant lui demander beaucoup d'efforts et de temps: elle s'étale sur plus de dix années." (p.171)

"Le 17 mai 1747, il se rend à Paris pour soumettre le manuscrit au jugement de ses amis. Il y a là Hénault, Silhouette alors commissaire du roi auprès de la Compagnie des Indes, Helvétius, Saurin auteur dramatique, Crébillon et l'inusable Fontenelle. Les critiques fusent, semble-t-il. On estime que l'ouvrage est mal composé, ce qui n'est pas tout à fait faux. Helvétius reproche à Montesquieu d'être trop complaisant envers les prêtres et les aristocrates." (p.175)

"Le 29 novembre 1751, la Congrégation compétente prononcera la mise à l'Index de L'Esprit des lois. Le pape, plutôt bien disposé envers Montesquieu, demandera que la condamnation ne sois pas rendue publique et son effet sera donc quasiment nul sur l'opinion." (p.179)

"C'est à la prière de d'Alembert que Montesquieu accepte de collaborer à l'Encyclopédie." (p.183)

"Comme l'ont souligné de nombreux auteurs, Montesquieu est, pour son siècle, un réel précurseur car l'insistance qu'il met "sur le fondement économique de la solidarité d'intérêts entre nations, sur le relatif effacement des Etats face au mouvement des richesses mobilières, reste singulière". Avant lui, le commerce (au sens du commerce extérieur) est vu comme un instrument au service de la politique de puissance des Etats ; c'est la thèse mercantiliste qui prévaut. Un contemporain de Montesquieu, Dutot, dans ses Réflexions politiques sur les finances et le commerce (1738), va même jusqu'à parler du commerce comme d'une forme de l'art militaire. Comme la force, les armes du commerce, à ses yeux, "affaiblissent les ennemis de l'Etat". Montesquieu n'adopte pas cette perspective guerrière. Il s'attache au contraire à montrer l'indépendance des Etats et leur communauté d'intérêts: "L'Europe n'est plus qu'une nation composé de plusieurs ; la France et l'Angleterre ont besoin de l'opulence de la Pologne et de la Moscovie, comme une de leurs provinces a besoin des autres : et l'Etat qui croit augmenter sa puissance par la ruine de celui qui le touche s'affaiblit ordinairement avec lui." (p.200)

"Montesquieu s'affirme résolument libre-échangiste. Pour lui, l'accumulation unilatérale des richesses ne peut être une fin en soi. Un pays ne peut vendre et écouler ses produits que si les autres nations peuvent les lui acheter. Les interdictions d'importer ou d'exporter doivent être exceptionnelles et Montesquieu donne souvent en exemple l'attitude du parlement anglais qui, même en temps de guerre, interdit que l'on confisque les marchandises des négociants étrangers." (p.200)

"Libéral, Montesquieu l'est aussi quand il s'agit de la gestion des finances publiques. Le titre même du livre treizième de L'Esprit des lois nous éclaire sur sa démarche intellectuelle: "Des rapports que la levée des tributs et la grandeur des revenus publics ont avec la liberté". Ce qui compte d'abord, c'est de garantir la liberté des citoyens. La bonne politique budgétaire et fiscale est donc celle qui concilie le mieux cette liberté et les besoins de l'Etat: "Il ne faut point prendre au peuple sur ses besoins réels, pour des besoins de l'Etat imaginaires". On croirait feuilleter le rapport public de la Cour des comptes quand on lit: "Les besoins imaginaires sont ce que demandent les passions et les faiblesses de ceux qui gouvernent, le charme d'un projet extraordinaire ; l'envie malade d'une vaine gloire et une certaine impuissance d'esprit contre les fantaisies." (p.202-203)

"L'un des attraits, l'une des forces de sa tournure d'esprit, c'est le sens de la nuance, la prise en compte de la complexité, la recherche du point d'équilibre, bref l'esprit de modération jusque dans l'exercice du jugement." (p.205)

"La religion chrétienne, digérant mal certaines réflexions d'Aristote, mit à son tour un frein à l'essor du commerce [R2]. La philosophie du Stagirite "ayant été portée en Occident plut beaucoup aux esprits subtils qui, dans les temps d'ignorance, sont les beaux esprits. Des scholastiques s'en infatuèrent et prirent de ce philosophe bien des explications sur le prêt d'intérêt." Par là, ajoute Montesquieu en note, "le commerce qui n'était que la profession des gens vils, devint encore celle des malhonnêtes".
La profession du commerce fut alors cantonnée "à une nation couverte d'infamie", expression qui renvoie, dans le langage de l'époque, au peuple "déicide", les Juifs. Cependant Montesquieu rend hommage au rôle qu'ils jouèrent dans la réhabilitation du commerce: "Ils inventèrent les lettres de change ; et par ce moyen le commerce put éluder la violence et se maintenir partout".
" (p.208)

"S'il n'est pas bon d'entraver le commerce, il n'empêche que le pouvoir politique a la responsabilité d'assurer le bien commun. Or, le bien commun ne se dégage pas automatiquement du libre-jeu du marché ; Montesquieu, en tout cas, ne l'a jamais cru." (p.211)

"Montesquieu affirme plus clairement encore son exigence de solidarité envers les plus démunis: "Dans les pays de commerce, où beaucoup de gens n'ont que leur art, l'Etat est souvent obligé de pourvoir aux besoins des vieillards, des maladies, des orphelins [...] Quelques aumônes que l'on fait à un homme nu dans les rues ne remplissent point les obligations de l'Etat qui doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable et un genre de vie qui ne soit point contraire à la santé."." (p.214)

"Pour Aristote, le despotisme est une dégénérescence, une corruption de la monarchie. Pour Montesquieu, c'est bel et bien une forme de gouvernement spécifique qu'il faut combattre en tant que tel et par priorité." (p.221)

"L'idée [de la séparation des pouvoirs] n'est pas nouvelle. Montesquieu l'emprunte, en particulier, au Second traité du gouvernement civil de Locke qui avait déjà écrit: "Ce serait provoquer une tentation trop forte pour la fragilité humaine, sujette à l'ambition, que de confier à ceux-là mêmes qui ont déjà le pouvoir de faire les lois, celui de les faire exécuter." (p.222)

"Montesquieu s'inscrit clairement dans le courant jus naturaliste qui s'affronte, on l'a rappelé, au positivisme de Hobbes." (p.253)

"Nous comprenons mieux: "pourquoi les lois ont besoin d'esprit": si elles en sont privées, si elles n se fondent pas sur l' "idéalité du juste", elles ne sont plus que le produit, sans âme, de l'activité bureaucratique de quelques experts ou de la volonté de puissance de quelques politiques. On mesure toute la richesse de la pensée de Montesquieu qui a consacré tant de recherches et tant de développements à la diversité et à la relativité des lois dans leur environnement physico-culturel mais qui proclame en même temps leur rapport à une forme de transcendance. Solon et Antigone tout à la fois." (p.256)

"Raymond Aron [...] a consacré Montesquieu comme l'un des pères de la sociologie moderne." (p.263)

"Il y a bien une religion de Montesquieu, en tout cas un sentiment religieux. On peut en donner une définition négative: celle d'un refus intellectuelle net de l'athéisme. [...] Montesquieu croit en une âme immatérielle et immortelle. [...] La religion chez Montesquieu est également susceptible d'une définition politique: elle est, à ses yeux, indispensable à la survie de toute société organisée, autant pour contenir la tentation despotique des princes que pour fortifier la vertu et la moralité des sujets." (p.272)

"L'espérance de Montesquieu, ce qu'il attendait sans illusions excessives mais avec constance, c'était la réforme de la monarchie française et non la révolution." (p.277)

"L'incapacité à réformer est mortelle. Elle est une des causes fondamentales de la décadence des peuples et de la chute des empires, comme il est dit à plusieurs reprises dans les Considérations." (p.280)

"Sa règle d'or reste le pragmatisme et la recherche de l'équilibre par la modération. Certains en éprouveront de la déception et trouveront de la "médiocrité" -pour reprendre le mot de Montesquieu lui-même -dans cette sagesse qu'on qualifiera de recherche du "juste milieu". Je crois tout au contraire que l'esprit de modération qui lui est cher n'est pas une facilité mais une discipline et même une conquête. [...]
Anti-Héros, anti-utopiste, Montesquieu est en quelque sorte l'anti-Hegel. Pour celui-ci, rien de grand ne se fait sans passion, pour celui-là sans modération
." (p.284-285)
-Alain Juppé, Montesquieu, le moderne, Paris, Perrin, coll. Tempus, 2015 (1999 pour la première édition), 322 pages.
[R1] : « S'il était vrai que la dictature est inévitable et que le fascisme et le communisme sont les deux « extrêmes » au bout de notre course, alors quel serait le choix le plus sûr ?
Eh bien, le centre mou ! Le centre, avec la sécurité indéfinie, indéterminée, de son économie mixte avec un degré « modéré » de privilèges étatiques pour les riches et un montant « modéré » de subventions étatiques pour les pauvres ; avec un respect « modéré » pour les droits et une dose « modérée » de force brute ; avec une mesure « modérée » de liberté et un degré « modéré » d’esclavage ; avec un degré « modéré » de justice et un degré « modéré » d'injustice ; avec un degré « modéré » de sécurité et un degré « modéré » de terreur, et avec un degré modéré de tolérance pour tous, sauf pour ces « extrémistes » qui défendent les principes, la cohérence, l'objectivité, la morale, et qui refusent les compromis.
La notion de compromis comme la vertu suprême qui l’emporte sur tout le reste est l'impératif moral, la condition préalable d'une économie mixte. Une économie mixte est un mélange explosif, instable de deux éléments opposés, qui ne peut demeurer en l’état mais doit finir par glisser dans un sens ou dans l'autre ; c'est un mélange de liberté et d’autoritarisme, ce qui veut dire : non pas de fascisme et de communisme, mais de capitalisme et d’étatisme (dans toutes ses variantes). Dans leur panique, ceux qui souhaitent prolonger ce statu quo intenable et en pleine désintégration, hurlent qu’on pourrait le faire en éliminant les deux « extrêmes » de ses composants essentiels, mais ces deux extrêmes-là sont : le capitalisme, ou la dictature totale.
[...] C’est là que nous pouvons voir les racines profondes, la source qui a rendu possible la propagation de ces « anticoncepts ».
Ce sont ces névrosés mentalement paralysés, anxieux, produits par la désintégration de la philosophie moderne avec son culte de l'incertain, son irrationalisme épistémologique et son subjectivisme normatif, qui sortent de nos universités, brisés d’avance par une terreur chronique et cherchant échapper à l'absolutisme de la réalité qu’ils se sentent incapables d’affronter.
C’est la peur qui les pousse à s'associer à d’habiles et pragmatiques manipulateurs et professionnels de la politique pour rendre le monde plus sûr pour les médiocres, en élevant au statut d'un idéal moral le citoyen archétypique d'une économie mixte : le mollasson docile, malléable, modéré qui jamais ne s'excite ni ne fait d’histoires, ne s’en fait jamais trop, s'adapte à tout et ne se bat pour rien.
La meilleure preuve possible de l'effondrement d'un mouvement intellectuel apparaît le jour où il n'a plus rien à offrir comme idéal ultime qu’un plaidoyer pour la « modération ». La voilà bien, la preuve définitive de la faillite du collectivisme. » -Ayn Rand, L'extrémisme ou l'art de la délation (1964).
[R2]: M. Juppé fait ici un contresens à propos de la scholastique chrétienne. Elle se réclame à bon droit de la pensée économique d’Aristote dans sa condamnation de l’usure.


2 commentaires:

  1. Eh bien, voilà une critique de Montesquieu en général, plus que de l’ouvrage d’Alain Juppé à vrai dire. Une critique engagée, un peu excessive, et donc fort réjouissante. Je vous avoue que je ne suis pas un grand amateur de Montesquieu, j’ai trouvé les « Lettres persanes » un peu ennuyeuses, et « L’Esprit des lois » (que je n’ai pas pu finir) un peu technique (ce qui devrait vous plaire d’ailleurs, Montesquieu est tout sauf un idéologue, seul le particulier, les applications concrètes l’intéressent). Il n’y a que « Les Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains » que j’ai vraiment appréciées, car tous les enjeux (économiques, politiques, militaires) de la destinée de Rome sont exposés avec une clarté impressionnante. Bref, vous êtes sans doute un peu injuste avec Montesquieu, mais je ne serais pas son meilleur avocat... (Et il ne faut pas oublier qu’il est né en 1689, c’est presque plus un homme du XVIIème que du XVIIIème siècle - et à cet égard un monde en effet le sépare de Rousseau et de Sade).

    En ce qui concerne Alain Juppé, ce n’est pas ici le lieu d’étaler mes opinions personnelles, mais je doute de sa capacité à incarner la fonction présidentielle. Vous lui reprochez son « manque de tranchant », et vous tombez là dans le vice majeur de la politique française des dix dernières années, vice qui nous a conduits où nous en sommes, et qui consiste à placer le volontarisme (ou plus précisément l’apparence du volontarisme) comme la première qualité d’un homme politique, avant la lucidité, l’analyse rationnelle, la transparence, etc., qualités qui pourtant pourront seules orienter la chose publique dans une direction plus favorable. Ces qualités de virilité, de « mâle alpha » que vous préconisez en creux dans votre critique sont précisément celles qu’un Nicolas Sarkozy a toujours mises en avant pour séduire les foules influençables, et quelque chose me dit que, cette fois-ci encore, cela fonctionnera face à Alain Juppé et son « manque de tranchant ». Je vous donne rendez-vous en décembre, et vous me direz si vous êtes satisfait du face-à-face Sarkozy-Hollande (ou plutôt Sarkozy-Le Pen) que les électeurs de la primaire de la droite auront avalisé !

    Sinon je suis un peu surpris (je dirais même déçu) par votre attaque virulente du centre et de la modération. Il me semble que le centre est le seul espace politique dans lequel une action concrète puisse vraiment être menée et changer la société. Ce sont toujours les réformistes modérés qui portent le progrès, et je vous pensais plutôt de ce bord-là. Flatter les extrémismes et les passions inflammables, c’est une pratique de démagogue, efficace à court terme, mais qui conduit à des clivages, à des blocages, et donc à l’immobilisme sur le long terme. Seul le consensus est un moteur de réformes pérennes, je pensais que vous aviez la culture historique pour le savoir. Par le passé, il me souvient que vous placiez la lucidité au premier rang des vertus politiques, avant le « tranchant » et l’« extrémisme ».

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  2. « Vous êtes sans doute un peu injuste avec Montesquieu. »

    Vous savez cher Laconique, chaque fois que je me laisse aller à critiquer quelqu’un, vous me dites ce genre de choses… ce doit être votre ethos chrétien qui veut ça ;) Mon dieu, qu’est-ce que ce serait si je me mettais à vitupérer avec force exagérations, je me demande bien ;)

    Je vais vous répondre sur Juppé, non que je crois nécessaire de mettre un correctif à mes propos, mais parce que j’ai une fois de plus le sentiment de ne pas avoir été compris.

    D’abord je trouve bien étrange que vous me reprochiez de « placer le volontarisme (ou plus précisément l’apparence du volontarisme) comme la première qualité d’un homme politique, avant la lucidité, l’analyse rationnelle, la transparence ». Je pense que vous me lisez depuis assez longtemps pour connaître le rationalisme dont je me réclame, et en vertu duquel l’esbroufe me laisse de marbre. D’ailleurs, si votre reproche était justifié, mon comportement devrait être logiquement de préférer un Sarkozy agité à un Juppé un peu terne, et vous vous doutez bien que ce n’est pas le cas…

    Ce que je reproche à Juppé (qui à de nombreuses qualités, j’aurais dû en parler pour n’être pas mal interprété, mais mon objectif ici n’était pas de me lancer dans un portait complet), c’est effectivement un côté un peu terne, peu enthousiasmant, dans une période où le pays aurait besoin d’être mobilisé vers un idéal pour éviter les déchirements qui nous menace. Et je crains aussi que derrière son plaidoyer en apparence parfaitement respectable pour la « modération » ne se cache un opportunisme juste plus raffiné que celui du premier politicard venu, une absence de colonne vertébrale idéologique (on le voit déjà dans son programme fiscal, où le soi-disant candidat libéral nous promet… des hausses de TVA
    !). D’où la critique randienne de la modération. Vous savez, il y a beaucoup de gens qui sont tentés d’interpréter le juste milieu dont parle Aristote comme un mixte mou de choses contraires, plutôt que comme une propriété maximale niant radicalement une antinomie (ce que savait bien Thomas d’Aquin).

    Ensuite, concernant votre affirmation selon laquelle ce « sont toujours les réformistes modérés qui portent le progrès »… Hé bien, il faut se méfier des « toujours » en histoire. Turgot était un réformisme modéré, et il a échoué… Il a fallu en passer par une Révolution et des hommes comme Condorcet et Destutt de Tracy, peu soucieux de trouver un « compromis » avec la monarchie, pour faire passer des réformes progressistes… Alors je sais bien qu’à trop attiser les passions populaires, on risque d’ouvrir la voie aux démagogues sanguinaires, les Saint-Just et les Lénine sont là pour nous le rappeler… Que voulez-vous, la ligne de crête est étroite et ce n’est pas pour rien que Raymond Aron disait que l’histoire est tragique en son essence.

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