samedi 28 janvier 2017

Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, d’Emmanuel Kant


La rédaction par Kant de l’Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique marque vraisemblablement la naissance de la philosophie de l’histoire, définit par Aron comme « interprétation globale du devenir humain qui dégage les grandes lignes de ce devenir et simultanément, la signification essentielle de ce devenir » (Raymond Aron, "Philosophie et Histoire". Cours, première diffusion le 02/12/1963 sur Radio Sorbonne, 1/5). Définition à laquelle il faut selon moi ajouter l’idée qu’un tel discours se veut philosophique, et non religieux (car un « linéarisme historique » de nature religieuse est présent dans le judaïsme et le christianisme, et dans des religions orientales encore plus anciennes, comme le Zoroastrisme. L’idée de sens et d’achèvement du devenir historique semble d’ailleurs purement monothéiste, les paganismes gréco-romains ou scandinaves, religions « cycliques » n’assignant pas de commencement ni de fin au monde –Ragnarök lui-même est suivi d’une renaissance du monde).

Les idées philosophiques de Kant ne sont bien sûr pas complètement détachées de ses convictions chrétiennes. Elles semblent aussi marqués par une sorte de résidu du finalisme naturaliste d’Aristote, si ce n’est qu’ici, ce ne sont pas les éléments de la nature qui ont une finalité assignée, mais l’Humanité, qui doit accomplir la totalité des potentialités qu’elle porte en tant qu’espèce (rien ne vient justifier cette thèse étrange de Kant. Est-il si insoutenable de croire que non, l’humanité comporte des potentialités qu’elle ne réalisera pas, ou au moins, qu’on ne peut rien savoir de ce qui adviendra sur la question ?). Au bout du compte, le plan de la nature évoquée par Kant n’est rien d’autre qu’une naturalisation de la providence stoïco-chrétienne.
L’humanisme de la vision « progressiste » de l’histoire chez Kant (l’homme est un être rationnel, il s’élève par ses propres efforts, les dernières générations jouiront d’un bonheur sans égal, etc.), n’est en fait qu’apparent, car si on admet l’idée d’une fin de l’histoire de l’humanité, d’un état de réalisation par l’espèce de son plein potentiel, cela implique que l’humanité serait voué à réaliser son essence (l’humanité antérieure n’étant qu’une déficience imparfaite), donc à épuiser ce qu’elle est, atteindre un état où sa créativité ne pourrait plus s’exprimer, où tous ses problèmes fondamentaux seraient résolus, et l’histoire terminée. Peut-on imaginer une utopie plus déprimante ?
La neuvième et dernière proposition indique explicitement l’état d’esprit qui sous-tend le néo-millénarisme de la philosophie de l’histoire : le besoin de trouver un sens au chaos historique, dont le désordre serait (soi-disant) sans cela déprimant et démobilisateur. Autrement dit, et à l’instar de la théorie de libre-arbitre, il faudrait admettre cette conception non parce qu’elle est vraie, mais parce que ses conséquences en tant que croyance seraient positives. Et c’est la philosophie de Nietzsche qu’on crédite d’avoir relativisé l’importance de rechercher la vérité ?
« Dans le mythe du Progrès, une aspiration cachée à l'arrêt du temps réside sous le couvert du progressisme. Le Mal serait définitivement vaincu par l'équivalent du Bien, à la fois science, salut et savoir dans "un monde sans mystère". »
-Gil Delannoi, Sociologie de la nation: Fondements théoriques et expériences historiques, Armand Colin, Paris, 1999.
"Les hommes, pris individuellement, et même des peuples entiers, ne songent guère qu'en poursuivant leurs fins particulières en conformité avec leurs désirs personnels, et souvent au préjudice d'autrui, ils conspirent à leur insu au dessein de la nature ; dessein qu'eux-mêmes ignorent, mais dont ils travaillent, comme s'ils suivaient ici un fil conducteur, à favoriser la réalisation ; le connaîtraient-ils d'ailleurs qu'ils ne s'en soucieraient guère.
Considérons les hommes tendant à réaliser leurs aspirations: ils ne suivent pas simplement leurs instincts comme les animaux ; ils n'agissent pas non plus cependant comme des citoyens raisonnables du monde selon un plan déterminé dans ses grandes lignes. Aussi une histoire ordonnée (comme par exemple celle des abeilles ou des castors), ne semble pas possible en ce qui les concerne. On ne peut se défendre d'une certaine humeur, quand on regarde la présentation de leurs faits et gestes sur la grande scène du monde, et quand, de-ci, de-là, à côté de quelques manifestations de sagesse pour des cas individuels, on ne voit en fin de compte dans l'ensemble qu'un tissu de folie, de vanité puérile, souvent aussi de méchanceté puérile et de soif de destruction. Si bien que, à la fin, on ne sait plus quel concept on doit se faire de notre espèce si infatuée de sa supériorité. Le philosophe ne peut tirer de là aucune autre indication que la suivante: puisqu'il lui est impossible de présupposer dans l'ensemble chez les hommes et dans le jeu de leur conduite le moindre dessein raisonnable personnel, il lui faut rechercher du moins si l'on ne peut pas découvrir dans ce cours absurde des choses humaines un dessein de la nature: ceci rendrait du moins possible, à propos de créatures qui se conduisent sans suivre de plan personnel, une histoire conforme à un plan déterminé de la nature
." (p.70-71)

"Deuxième Proposition

Chez l'homme (en tant que seule créature raisonnable sur terre), les dispositions naturelles qui visent à l'usage de sa raison n'ont pas dû recevoir leur développement complet dans l'individu mais seulement dans l'espèce. -La raison, dans une créature, est le pouvoir d'étendre les règles et desseins qui président à l'usage de toutes ses forces bien au-delà de l'instinct naturel, et ses projets ne connaissent pas de limites. Mais elle-même n'agit pas instinctivement: elle a besoin de s'essayer, de s'exercer, de s'instruire, pour s'avancer d'une manière continue d'un degré d'intelligence à un autre. Aussi chaque homme devrait-il jouir d'une vie illimitée pour apprendre comment il doit faire un complet usage de toutes ses dispositions naturelles. Ou alors, si la nature ne lui a assigné qu'une courte durée de vie (et c'est précisément le cas), c'est qu'elle a besoin d'une lignée peut-être interminable de générations où chacune transmet à la suivante ses lumières, pour amener enfin dans notre espèce les germes naturels jusqu'au degré de développement pleinement conforme à ses desseins. Ce terme doit fixer, du moins dans l'idée de l'homme, le but de l'effort à fournir ; car, sans cela, les dispositions naturelles devraient être considérées pour la plupart comme vaines et sans raison d'être. Or ceci détruirait les principes pratiques ; par suite, la nature serait suspecte d'un jeu puéril en l'homme seul, elle, dont la sagesse doit servir de maxime fondamentale pour juger toutes ses autres formations." (p.71-72)

"Troisième proposition

La nature a voulu que l'homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l'agencement mécanique de son existence animale, et qu'il ne participe à aucune autre félicité ou perfection que celle qu'il s'est créé lui-même, indépendamment de l'instinct par sa propre raison. -En effet la nature ne fait rien en vain, et elle n'est pas prodigue dans l'emploi des moyens pour atteindre ses buts. En munissant l'homme de la raison et de la liberté du vouloir qui se fonde sur cette raison, elle indiquait déjà clairement son dessein en ce qui concerne la dotation de l'homme. Il ne devait pas être gouverné par l'instinct, ni secondé et informé par une connaissance innée ; il devait bien plutôt tirer tout de lui-même. Le soin d'inventer ses moyens d'existence, son habillement, sa sécurité et sa défense extérieure (pour lesquelles elle ne lui avait donné ni les cornes du taureau, ni les griffes du lion, ni les crocs du chien, mais seulement des mains), tous les divertissements qui peuvent rendre la vie agréable, son intelligence, sa sagesse même, et jusqu'à la bonté de son vouloir, devaient être entièrement son œuvre propre." (p.72-73)

"Le cours des choses humaines est hérissé d'une foule d'épreuves qui attendent l'homme." (p.73)

"Ce qui demeure étrange ici, c'est que les générations antérieures semblent toujours consacrer toute leur peine à l'unique profit des générations ultérieures pour leur ménager une étape nouvelle, à partir de laquelle elles pourront élever plus haut l'édifice dont la nature a formé le dessein, de telle manière que les dernières générations seules auront le bonheur d'habiter l'édifice auquel a travaillé (sans s'en rendre compte à vrai dire) une longue lignée de devanciers, qui n'ont pu prendre personnellement part au bonheur préparé par elles. Mais, si mystérieux que cela puisse être, c'est bien là aussi une nécessité, une fois qu'on a admis ce qui suit: il doit exister une espèce animale détentrice de raison et, en tant que classe d'êtres raisonnables tous indistinctement mortels, mais dont l'espèce est immortelle, elle doit pourtant atteindre à la plénitude du développement de ses dispositions." (p.73-74)

"Quatrième Proposition

Le moyen dont la nature se sert pour mener à bien le développement de toutes ses dispositions est leur antagonisme au sein de la Société, pour autant que celui-ci est cependant en fin de compte la cause d'une ordonnance régulière de cette Société. -J'entends ici par antagonisme l'insociable sociabilité des hommes, c'est-à-dire leur inclination à entrer en société, inclination qui est cependant doublée d'une répulsion générale à le faire, menaçant constamment de désagréger cette société. L'homme a un penchant à s'associer, car dans un tel état, il se sent plus qu'homme par le développement de ses dispositions naturelles. Mais il manifeste aussi une grande propension à se détacher (s'isoler), car il trouve en même temps en lui le caractère d'insociabilité qui le pousse à vouloir tout diriger dans son sens ; et, de ce fait, il s'attend à rencontrer des résistances de tous côtés, de même qu'il se sait par lui-même enclin à résister aux autres. C'est cette résistance qui éveille toutes les forces de l'homme, le porte à surmonter son inclination à la paresse, et, sous l'impulsion de l'ambition, de l'instinct de domination ou de cupidité, à se frayer une place parmi ses compagnons qu'il supporte de mauvais gré, mais dont il ne peut se passer. L'homme a alors parcouru les premiers pas, qui de la grossièreté le mènent à la culture dont le fondement véritable est la valeur sociale de l'homme ; c'est alors que se développent peu à peu tous les talents, que se forme le goût, et que même, cette évolution vers la clarté se poursuivant, commence à se fonder une forme de pensée qui peut avec le temps transformer la grossière disposition naturelle au discernement moral en principes pratiques déterminés. Par cette voie, un accord pathologiquement extorqué en vue de l'établissement d'une société, peut se convertir en un tout moral. [...] Remercions donc la nature pour cette humeur peu conciliante, pour la vanité rivalisant dans l'envie, pour l'appétit insatiable de possession ou même de domination. Sans cela toutes les dispositions naturelles excellentes de l'humanité seraient étouffées dans un éternel sommeil. L'homme veut la concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce: elle veut la discorde. Il veut vivre commodément et à son aise ; mais la nature veut qu'il soit obligé de sortir de son inertie et de sa satisfaction passive, de se jeter dans le travail et dans la peine pour trouver en retour les moyens de s'en libérer sagement. Les ressorts naturels qui l'y poussent, les sources de l'insociabilité et de la résistance générale d'où jaillissent tant de maux, mais qui, par contre, provoquent aussi une nouvelle tension des forces, et par là un développement plus complet des dispositions naturelles, décèlent bien l'ordonnance d'un sage créateur, et non pas la main d'un génie malfaisant qui se serait mêlé de bâcler le magnifique ouvrage du Créateur, ou l'aurait gâté par jalousie." (p.75-76)

"Cinquième Proposition

Le problème essentiel pour l'espèce humaine, celui que la nature contraint l'homme à résoudre, c'est la réalisation d'une Société civile administrant le droit de façon universelle. -Ce n'est que dans la société, et plus précisément dans celle où l'on trouve le maximum de liberté, par là même un antagonisme général entre les membres qui la composent, et où pourtant l'on rencontre aussi le maximum de détermination et de garantie pour les limites de cette liberté, afin qu'elle soit compatible avec celle d'autrui ; ce n'est que dans une telle société, disons-nous, que la nature peut réaliser son dessein suprême, c'est-à-dire le plein épanouissement de toutes ses dispositions dans le cadre de l'humanité. Mais la nature exige aussi que l'humanité soit obligée de réaliser par ses propres ressources ce dessein, de même que toutes les autres fins de sa destination. Par conséquent une société dans laquelle la liberté soumise à des lois extérieures se trouvera liée au plus haut degré possible à une puissance irrésistible, c'est-à-dire à une organisation civile d'une équité parfaite, doit être pour l'espèce humaine la tâche suprême de la nature. Car la nature, en ce qui concerne notre espèce, ne peut atteindre ses autres desseins qu'après avoir résolu et réalisé cette tâche. C'est la détresse qui force l'homme, d'ordinaire si épris d'une liberté sans bornes [sic], à entrer dans un tel état de contraire, et, à vrai, c'est la pire des détresses: à savoir, celle que les hommes s'infligent les uns aux autres, leurs inclinations ne leur permettant pas de subsister longtemps les uns à côté des autres dans l'état de liberté sans frein [re-sic]. Mais alors, dans l'enclos que représente une association civile, ces mêmes inclinations produisent précisément par la suite le meilleur effet. Ainsi dans une forêt, les arbres, du fait même que chacun essaie de ravir à l'autre l'air et le soleil, s'efforcent à l'envi de se dépasser les uns les autres, et par la suite, ils poussent beaux et droits. Mais au contraire, ceux qui lancent en liberté leurs branches à leur gré, à l'écart d'autres, poussent rabougris, tordus et courbés. Toute culture, tout art formant une parure à l'humanité, ainsi que l'ordre social le plus beau, sont les fruits de l'insociabilité, qui est forcée par elle-même de se discipliner, et d'épanouir de ce fait complètement, en s'imposant un tel artifice, les germes de la nature." (p.76-77)

"Sixième Proposition

Ce problème est le plus difficile ; c'est aussi celui qui sera résolu en dernier par l'espèce humaine." (p.77)

"Le chef suprême doit être juste pour lui-même, et cependant être un homme. Cette tâche est par conséquent la plus difficile à remplir de toutes ; à vrai dire sa solution parfaite est impossible ; le bois dont l'homme est fait est si noueux qu'on ne peut y tailler des poutres bien droites. La nature nous oblige à ne pas chercher autre chose qu'à nous rapprocher de cette idée. Réaliser cette approximation, c'est aussi le travail auquel nous nous attelons le plus tardivement." (p.78)

"Septième Proposition

Le problème de l'établissement d'une constitution civile parfaite est lié au problème de l'établissement de relations régulières entre les Etats, et ne peut pas être résolu indépendamment de ce dernier. -A quoi bon travailler à une constitution civile régulière, c'est-à-dire à l'établissement d'une communauté entre individus isolés ? La même insociabilité qui contraignait les hommes à s'unir est à son tour la cause d'où il résulte que chaque communauté dans les relations extérieures, c'est-à-dire dans ses rapports avec les autres Etats, jouit d'une liberté sans contrainte ; par suite chaque Etat doit s'attendre à subir de la part des autres exactement les mêmes maux qui pesaient sur les hommes et les contraignaient à entrer dans un Etat civil régi par des lois. La nature a donc utilisé une fois de plus l'incompatibilité des hommes et même l'incompatibilité entre grandes sociétés et corps politique auxquels se prête cette sorte de créatures, comme un moyen pour forger au sein de leur inévitable antagonisme un état de calme et de sécurité. Ainsi, par le moyen des guerres, des préparatifs excessifs et incessants en vue des guerres et de la misère qui s'ensuit intérieurement pour chaque Etat, d'abord imparfaites, puis finalement, après bien des ruines, bien des naufrages, après même un épuisement intérieur radical de leurs forces, pousse les Etats à faire ce que la raison aurait aussi bien pu leur apprendre sans qu'il leur en coûtât d'aussi tristes épreuves, c'est-à-dire à sortir de l'état anarchique de sauvagerie, pour entrer dans une Société des Nations. Là, chacun, y compris le plus petit Etat, pourrait attendre la garantie de sa sécurité et de ses droits non pas de sa propre puissance ou de la propre appréciation de son droit, mais uniquement de cette grande Société des Nations (Feodus Amphyctionum), c'est-à-dire d'une force unie et d'une décision prise en vertu des lois fondées sur l'accord des volontés." (p.79-80)

"Il ne faut pas que les forces des hommes s'assoupissent complètement." (p.82)

"Rousseau n'avait pas tellement tort de préférer l'état des sauvages, abstraction faite, évidemment, de ce dernier degré auquel notre espèce doit encore s'élever. Nous sommes hautement cultivés dans le domaine de l'art et de la science. Nous sommes civilisés, au point d'en être accablés, pour ce qui est de l'urbanité et des bienséances sociales de tout ordre. Mais quand à nous considérer comme déjà moralisés, il s'en faut encore de beaucoup. Car l'idée de la moralité appartient encore à la culture ; par contre, l'application de cette idée, qui aboutit seulement à une apparence de moralité dans l'honneur et la bienséance extérieure, constitue simplement la civilisation." (p.82)

"Huitième Proposition

On peut envisager l'histoire de l'espèce humaine en gros comme la réalisation d'un plan caché de la nature pour produire une constitution politique parfaite sur le plan intérieur, et, en fonction de ce but à atteindre, également parfaite sur le plan extérieur ; c'est le seul état de choses dans lequel la nature peut développer complètement toutes les dispositions qu'elle a mises dans l'humanité. -Cette proposition découle de la précédente. On le voit, la philosophie pourrait bien avoir aussi son millénarisme (Chiliasmus) ; mais pour en favoriser l'avènement, l'idée qu'elle s'en fait, encore de très loin seulement, peut jouer un rôle par elle-même. Ce n'est donc nullement une rêverie de visionnaire." (p.83)

"Quand on empêche le citoyen de chercher son bien-être par tous les moyens qu'il lui plaît, avec la seule réserve que ces moyens soient compatibles avec la liberté d'autrui, on entrave le déploiement de l'activité générale, par suite en retour, les forces de la collectivité. C'est pourquoi les restrictions apportées à la personne, dans ses faits et gestes, sont de plus en plus atténuées ; c'est pourquoi la liberté universelle de religion est reconnue ; ainsi perce peu à peu sous un arrière-fond d'illusions et de chimères, l'ère des lumières ; c'est là un grand bien dont le genre humain doit profiter en utilisant même la soif égoïste de grandeur de ses chefs, pour peu que ceux-ci comprennent leur propre intérêt. Mais ces lumières, et avec elles encore un certain attachement que l'homme éclairé témoigne inévitablement pour le bien dont il a la parfaite intelligence, doivent peu à peu accéder jusqu'aux trônes et avoir à leur tour une influence sur les principes de gouvernement." (p.85)

"Un Etat cosmopolitique universel arrivera un jour à s'établir." (p.86)

"Neuvième Proposition

Une tentative philosophique pour traiter l'histoire universelle en fonction du plan de la nature, qui vise à une unification politique totale dans l'espèce humaine, doit être envisagée comme possible et même comme avantageuse pour ce dessein de la nature. -C'est un projet à vrai dire étrange, et en apparence extravagant, que de vouloir composer une histoire d'après l'idée de la marche que le monde devrait suivre, s'il était adapté à des buts raisonnables certains ; il semble qu'avec une telle intention, on ne puisse aboutir qu'à un roman. Cependant, si on peut admettre que la nature même, dans le jeu de la liberté humaine, n'agit pas sans plan ni sans dessein final, cette idée pourrait bien devenir utile ; et, bien que nous ayons une vue trop courte pour pénétrer dans le mécanisme secret de son organisation, cette idée pourrait nous servir de fil conducteur pour nous représenter ce qui ne serait sans cela qu'un agrégat des actions humaines comme formant, du moins en gros, un système. Partons en effet de l'histoire grecque, la seule qui nous transmette toutes les autres histoires qui lui sont antérieures ou contemporaines, ou qui du moins nous apporte des documents à ce sujet ; suivons son influence sur la formation et le déclin du corps politiques du peuple romain, lequel a absorbé l'Etat grec ; puis l'influence du peuple romain sur les Barbares qui à leur tour le détruisirent, pour en arriver jusqu'à notre époque ; mais joignons-y en même temps épisodiquement l'histoire politique des autres peuples, telle que la connaissance en est peu à peu parvenue à nous par l'intermédiaire précisément de ces nations éclairées.
On verra alors apparaître un progrès régulier du perfectionnement de a constitution politique dans notre continent (qui vraisemblablement donnera un jour des lois à tous les autres).
" (p.86-87)

"Une telle justification de la nature ou mieux de la Providence n'est pas un motif négligeable pour choisir un centre particulier de perspective sur le monde. Car à quoi bon chanter la magnificence et la sagesse de la création dans le domaine de la nature où la raison est absente ; à quoi bon recommander cette contemplation, si, sur la vaste scène où agit la sagesse suprême, nous trouvons un terrain qui fournit une objection inéluctable et dont la vue nous oblige à détourner les yeux avec mauvaise humeur de ce spectacle ? Et ce serait le terrain même qui représente le but final de tout le reste: l'histoire de l'espèce humaine. Car nous désespérerions alors de jamais rencontrer ici un dessein achevé et raisonnable, et nous ne pourrions plus espérer cette rencontre que dans un autre monde." (p.88)
-Emmanuel Kant, Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 1784, in Opuscule sur l'histoire, GF Flammarion, Paris, 1990, 245 pages.
Post-Scriptum : Schiller explique bien comment l’esprit philosophique, qui cherche l’unité, la totalisation comme dirait Sartre, est propice à assigner un développement téléologique à l’histoire (dérive abusive de la reconnaissance du caractère déterminé des faits historiques). Lui-même semble adhérer à la philosophie de l’histoire de Kant, puisqu’il qualifie cette vision de l’histoire d’« opinion » plutôt que de connaissance, qu’il accepte pourtant :
« L'esprit historique ne peut pas longtemps s'occuper des matériaux du monde, sans qu'il s'éveille en lui un nouvel instinct qui tend à l'harmonie, qui l'excite irrésistiblement à assimiler tout ce qui l'entoure à sa propre nature raisonnable, et à élever tout phénomène qui s'offre à lui à la plus haute puissance qu'il ait reconnue, à la pensée. Plus il a renouvelé l'essai de rattacher le passé au présent, et plus il y a réussi: plus il est porté à unir comme moyen et intention finale ce qu'il voit s'enchaîner  comme cause et effet. Peu à peu les phénomènes se dérobent, l'un après l'autre, à l'aveugle hasard, à la liberté anarchique, pour se coordonner, comme des membres assortis, en un tout concordant, qui toutefois n'existe que dans l'idée de celui qui le construit. Bientôt, il lui devient difficile de se persuader que cette suite de phénomènes, qui, dans sa pensée, a pris tant de régularité et de tendance à un but, démente ces qualités dans la réalité; il lui devient difficile de replacer sous l'aveugle domination de la nécessité ce qui, à la lumière de l'intelligence, qu'il lui prêtait, commençait à prendre une forme si attrayante. Il tire donc de lui-même cette harmonie et la transplante, hors de lui, dans l'ordre des choses extérieures, c'est à dire qu'il porte dans la marche du monde un but raisonnable, et un principe téléologique dans l'histoire du monde. Il la parcourt de nouveau avec ce principe, qu'il applique et essaye sur chacun des phénomènes que lui offre ce grand théâtre. Il le voit confirmé par mille faits qui s'accordent avec lui, et contredit par autant d'autres; mais, tant que, dans la série des révolutions du monde, il manque encore des chaînons importants, tant que la destinée lui dérobe encore sur un si grand nombre d'évènements l'explication dernière, il tient la question pour non résolue, et cette opinion l'emporte à ses yeux qui peut offrir à l'entendement la plus haute satisfaction et au cœur la plus haute félicité. »
« La main de la nature depuis le commencement du monde, développe, d'après un plan régulier, les facultés de l'homme. »
-Friedrich Schiller, « Qu'est-ce que l'histoire universelle et pourquoi l'étudie-t-on ? », leçon inaugurale de son cours d'histoire à l'université d'Iéna, 1789.


Addendum : En faisant découler le progrès historique d’un inévitable « plan caché de la nature », Kant introduit une confusion entre l’ordre naturel et l’ordre « social-historique », une confusion qui lui fait mal situer le lieu du progrès. Il n’y a pas de progrès dans la nature. La nature ne progresse pas. Un lion est plus complexe qu’un mollusque, mais il n’est pas un progrès. On ne progresse que par rapport à une fin, une finalité, un objectif. La nature n’a pas de fin (au double sens de terme et d’objectif), c’est une erreur aristotélicienne reprise par l’idéalisme allemand, un résidu d’animisme primitif, un dogme dénué de preuves. Le progrès est une notion humaine, il n’a de sens que relativement aux fins de l’Homme. La médecine, la science, la technique, la politique progressent lorsqu’elles remplissent mieux les objectifs des hommes. Le progrès est notre affaire, notre espérance, notre grandeur. La nature ne se soucie pas de nous (« L’univers n’a que faire de nous ou de nos actions. C’est nous qui forgeons notre destin de notre propre mains » -Graham McNeil, La Dernière Église, in Chroniques de l’Hérésie, Bibliothèque Interdite, 2009, 335 pages, p.280). Une histoire conçue de façon déterministe n’induit aucune résignation, aucun fatalisme, aucune impuissance de la praxis humaine (« La doctrine matérialiste qui veut que les hommes soient des produits des circonstances et de l'éducation, que, par conséquent, des hommes transformés soient des produits d'autres circonstances et d'une éducation modifiée, oublie que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances. » -Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, n°3, 1845). Notre destin n’est inscrit nulle part (« Si nous sommes soumis, la faute, cher Brutus, n'est pas dans nos étoiles mais en nous-mêmes » -Shakespeare, Jules César, 1599). Notre destin est à faire.
« Il faut écarter toute nostalgie théologique et toutes ses dérives épistémologiques. Notre destin n’a pas été perdu. Il n’a jamais eu lieu. Il n’y a pas eu de destin. Le sens n’a pas été quelque part, donné, fixé. Puis oublié. En tous les cas perverti par l’histoire. Il faut récuser toute quête et restauration d’une substance perdue. Dans le domaine de la connaissance comme dans celui de la politique. La nostalgie de la substance fonde toute idéologie réactionnaire. Il n’y a pas de marque indélébile, plaie secrète de l’Éternel Graal, irrécusable témoignage d’une pureté ou innocence perdue.
Notre destin est à faire. » (Michel Clouscard, Le Capitalisme de la séduction, 1981).

Puisque le réel n’est pas porteur de sens, c’est à nous d’exercer notre volonté pour lui donner un sens non seulement humain (que pourrait-il être d’autre ?), mais rationnel, c’est-à-dire non contradictoire avec 1) : la logique interne  (mais non signifiante) du réel ; 2) : le télos, la fin immanente de l’action humaine, c’est-à-dire (comme l’a montré Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre I) : la poursuite du bonheur (sur le bonheur comme télos de l’être humain, voir aussi Épicure).
On voit donc que la perspective tragique n’est pas incompatible avec l’humanisme rationaliste, mais qu’elle en constitue au contraire une condition de possibilité (et même un moment -c'est le passage par l'absurde qui permet de montrer à l'antihumaniste que le sens doit bien venir de l'Homme, puisqu'il ne peut pas venir d'autre chose. Comme l'écrivit Sartre dans L'existentialisme est un humanisme: "si j'ai supprimé Dieu le père, il faut bien quelqu'un pour inventer les valeurs. Il faut prendre les choses comme elles sont. Et par ailleurs, dire que nous inventons les valeurs ne signifie pas autre chose que ceci: la vie n'a pas de sens, a priori. Avant que vous ne viviez, la vie, elle, n'est rien, mais c'est à vous de lui donner un sens, et la valeur n'est pas autre chose que ce sens que vous choisissez."). C’est parce que le monde n’est pas un cosmos, parce que l’histoire n’est pas téléologique, parce qu’il n’y a pas de sens préétabli (qu’il nous faudrait « accueillir » ou « écouter »), qu’il devient indispensable de faire usage de notre entendement pour nous donner les moyens de vivre heureux ici et maintenant, d’être « fidèle à la terre » (Nietzsche).

1 commentaire:

  1. Eh, cela fait plaisir de vous voir vous intéresser à Kant, que vous critiquez ici, il me semble, de façon un peu péremptoire. Même si vous ne partagez pas ses opinions, on est tout de même forcé de reconnaître l’importance de sa pensée dans la philosophie occidentale. Sans Kant, pas de Hegel, pas de Marx (que vous appréciez, il me semble). Pour le reste, ce n’est pas moi qui défendrais une vision téléologique de l’histoire, puisque, en bon platonicien, il serait pour moi aberrant de placer l’idéal au niveau du monde sensible et de la matière (erreur commise par Marx). (Par ailleurs, en insistant sur les origines chrétiennes d’une vision finaliste de l’histoire chez Kant, on pourrait vous reprocher de réunir un peu facilement dans le même sac les ennemis que vous vous êtes choisis. Le christianisme ne professe nullement l’avènement du droit et de la justice en ce monde, mais l’avènement d’un autre monde. Ce sont les prophètes juifs de l’Ancienne Alliance qui font de l’histoire le processus de manifestation de la justice. Lisez Isaïe, Jérémie, c’est tout à fait ça. Or Kant, issu d’une famille protestante piétiste, était très marqué par la lecture de la Bible. Il serait donc plus juste de parler d’influence biblique que d’influence chrétienne, me semble-t-il.)

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