jeudi 27 avril 2017

Les Français, la Terre et la Mer


Louis Philippe Crépin, Bataille navale pour les îles de Loz, [opposant la frégate française l'Aréthuse à une frégate anglaise], 7 février 1813
Carl Schmitt, on l’a vu, envisageait l’histoire mondiale comme « l’histoire de la lutte des puissances maritimes contre les puissances continentales et des puissances continentales contre les puissances maritimes ».
Il peut dès lors être intéressant de se demander quelle est la situation de la France dans une telle histoire. Le caractère maritime de notre pays, souvent oublié ou négligé, est en même temps un enjeu de la compréhension de notre passé, et de la détermination de notre présent et notre avenir.

Durant la campagne présidentielle en cours, c’est Jean-Luc Mélenchon qui a le plus volontiers parlé de  « l’entrée en mer de la France et de l’Humanité ». Mais son élimination de la compétition électorale n’a –et l’on peut s’en réjouir- pas fait totalement disparaître cette problématique de la campagne.
Le programme du candidat Emmanuel Macron propose ainsi un volet « Mer », affirmant notamment vouloir soutenir le « développement des énergies marines renouvelables afin d’atteindre les objectifs fixés par la loi de transition énergétique et de construire une filière industrielle française ». Son volet programmatique « Outre-Mer » annonce un plan d’un milliard d’euros sur 5 ans pour la France ultramarine, afin de « renforcer l’attractivité de nos territoires : il faut rattraper les retards dans l’assainissement, la desserte en eau potable, la gestion des déchets, lutter contre la congestion dans l’accès aux grandes villes ou contre l’éloignement pour améliorer la vie quotidienne des habitants, attirer les investisseurs et dynamiser le tourisme ». Il défend encore l’idée que « l'accès aux métiers de la sphère régalienne doit être facilité malgré la discontinuité territoriale avec l'Hexagone ».
Le programme de la candidate du Front national comporte pour sa part un feuillet de douze pages consacrés à la France d’Outre-Mer. On peut y lire que « L’Outre-Mer fait partie intégrante de la France, de son territoire, de son patrimoine, de son histoire, de son peuple ». A propos de la personnalité de Madame Le Pen, il nous est dit que « ses origines bretonnes […] la prédisposent à regarder vers le large ». Pour le Front National, « la France doit affirmer davantage sa dimension maritime dans laquelle se joue son avenir de puissance économique et politique ». Au niveau gouvernemental, il s’agit par exemple d’instituer « un ministre de l’Outre-Mer et de la Mer qui aura rang de ministre d’Etat ». Le programme du Front national implique également « une augmentation des effectifs de la Police aux Frontières (PAF) (évaluée à +50% en Guyane, +100% à Mayotte) », « l’augmentation des places de prison pour lutter contre l’explosion de la délinquance et de la criminalité (Mayotte en particulier, mais aussi la Guadeloupe, Saint-Martin, la Polynésie et la Nouvelle-Calédonie) », ou encore favoriser l’essor d’un secteur économique du tourisme « haut de gamme ». Le document se termine sur ce jeu de mot que chacun appréciera : « La France a eu tant de présidents de la République « terriens » qu’elle pourrait faire demain le choix d’une présidente « Marine ». »
La pertinence de semblables programmes ne pouvant s’apprécier que par la bonne connaissance de leur objet, il convient de s’intéresser à la relation entre les Français et la mer durant la longue durée. C’est le sens de ces quelques notes sur l’ouvrage dirigé par Alain Cabantous, André Lespagnol & Françoise Péron, Les Français, la Terre et la Mer, XIIIème – XXème siècle (Fayard, 2005, 902 pages).


« L’engouement pour les sports nautiques et la participation brillante des navigateurs français aux courses transatlantiques n’effacent pas pour autant une histoire navale où les défaites cuisantes subies essentiellement contre l’Angleterre le disputent aux comportements d’une marine militaire qui s’est quand même sabordée deux fois (en 1707 et en 1942) et toujours à Toulon. » (p.10)
« Prégnance de l’idée selon laquelle la France ne pourrait avoir de vocation que terrienne. » (p.10)
« L’espace qui s’apparente progressivement à notre pays doit sa lente constitution à une série d’opérations diplomatiques, matrimoniales, militaires, parfois entremêlées, qui, à partir du très continental domaine royal des Capétiens, se développa aussi en direction des rivages marins. C’est au XIIIème siècle que se place le premier grand mouvement d’expansion du « centre » vers des périphéries maritimes encore très lointaines. D’abord vers le septentrion avec le comté d’Eu puis le Ponthieu, la Normandie et le Poitou ensuite après force vicissitudes, vers le Levant enfin. Les annexions provençale ou bretonne aux XVème et XVIème siècles achèvent l’essentiel de la configuration littorale de la France. La lutte pour la possession de Calais au XIVème siècle, l’occupation des ports flamands et hollandais pendant la Révolution et l’Empire, l’achat de Dunkerque (1662) ou la Corse (1768), l’annexion du comté de Nice (1860), sont autant de jalons ponctuels successifs mais révélateurs du rôle et de l’intérêt des autorités de l’Etat royal, impérial ou républicain pour l’ouverture océane. Peu à peu associés au mouvement du mercantilisme, le soutien à l’activité économique et le contrôle des domaines côtiers furent longtemps tenus pour indispensables à l’affermissement du pouvoir politique. Si, par exemple, les fondations de villes nouvelles, entre la création d’Aigues-Mortes (1241) sous Louis IX et celle de Port-la-Nouvelle dans les années 1960, répondent à des objectifs bien différents, elles procèdent toujours du même phénomène : l’interventionnisme du pouvoir régalien sur le littoral.
Enfin, c’est aussi dès le XIIIème siècle que ces espaces côtiers servirent de base de départ à une expansion maritime dont les ressorts spirituels, politiques ou économiques, font de l’Etat l’acteur essentiel, et parfois, le principal bénéficiaire. On voit ainsi que c’est l’organisation et la validité du couple Etat-France qui, à partir des derniers Capétiens directs, par son tropisme maritime, animent pour une grande part cette relation entre un pays en voie de constitution et un espace naturel dont l’exploitation paraît ne pas avoir de limites. » (p.11-12)
« Une connaissance fine de la richesse et de la diversité des usages qui ont été faits de la mer et des littoraux, alliée à la mise en évidence des strates de représentations du maritime qui se sont conjointement construites au cours du temps long, doit permettre de mieux comprendre l’ambiguïté des attitudes actuelles face au maritime et, éventuellement, de les dépasser. » (p.12)
« Il faut se méfier de tout déterminisme naturel simpliste […] la longueur importante d’une côte n’implique pas forcément une grande nation maritime. » (p.12)
« Le cadre géographique des faits humains, tout comme le cadre historique bâti par les hommes, est une donnée explicative incontournable. » (p.13)
« La façade septentrionale donne essentiellement sur la Manche, mer étroite et peu profonde dont les fonds inclinés en pente douce d’est en ouest sont constitués par une plate-forme accidentée. Dans sa partie est, des bancs de sable parallèles à la côte gênent la circulation maritime, dans le Pas-de-Calais notamment, bouchent les ports, comblent les estuaires. Dans sa partie ouest, du Cotentin à l’île d’Ouessant, cette plate-forme présente une succession de fosses et de hauts fonds rocheux. L’originalité majeure de cette zone maritime est de former une sorte d’entonnoir, rétréci au niveau du Pas-de-Calais, par lequel les eaux entrent dans la Mer du Nord ou au contraire se déversent en Manche, au rythme des marées. […] Les courants marins y sont violents […] Agitée en toute saison, soumise à de forts vents ou à des tempêtes à dominante d’ouest ou de noroît, la Manche est une mer dangereuse d’autant que la brume peut y survenir à n’importe quel moment.
Les conditions naturelles ne favorisent donc ni la navigation ni l’établissement de ports et, pourtant, cette mer est de longue date une mer très fréquentée et ses littoraux, particulièrement industrieux et densément peuplés. » (p.17)
« Mer sans marée, limpide, d’une salinité élevée, la Méditerranée se comporte comme un réservoir de chaleur. En profondeur ses eaux ont une température constante de 13 degrés. En surface la température s’élève jusqu’à 23 degrés l’été. A la douceur de l’eau s’ajoutent la douceur de l’air en hivers, la chaleur en été, une faible pluviosité et un ensoleillement exceptionnel. Bien que le mistral et la tramontane donnent parfois des tempêtes courtes mais violentes et que les pluies d’automne et de printemps soient la cause d’une intense érosion, une telle côte est favorable à la navigation et surtout au tourisme. […] la Méditerranée confère une tonalité lumineuse, à la fois climatique et culturelle, à cette façade maritime française du Levant. » (p.20)
« Le contact précis entre la terre et la mer est toujours difficile à mesurer, délicat à dessiner, voire insaisissable. » (p.21)
« Face à la mer, l’homme se sent doté d’une puissance prométhéenne. Il cherche à se surpasser en tentant d’opposer à l’océan sa loi, sa force et sa raison. » (p.22)
« Les grands ouvrages de défense conçus par Vauban, les grandes réalisations portuaires du XVIIIème siècle, l’édification au siècle suivant de grand phares à terre et surtout en mer, ont emporté, dès leur réalisation, l’admiration d’un large public car, au-delà de leur fonction particulière, ces constructions ont été d’emblée reconnues comme l’expression du pouvoir des hommes sur la nature. » (p.23)
« A contrario […] A partir du XVIIIème siècle puis à la suite des romantiques, la mer et le rivage, à l’instar de la montagne, sont magnifiés comme milieux de contact privilégié avec l’illimité, de ressourcement personnel auprès d’une nature que les hommes n’ont pas encore réussi à domestiquer. » (p.23)
« La France maritime n’est pas que métropolitaine. Loin s’en faut. Elle dispose d’une quatrième façade maritime située au-delà des mers dont les littoraux totalisent 1460 kilomètres, soit une longueur linéaire à peine inférieure à celle de la façade méditerranéenne. Ce qui place la France à l’échelle de l’espace mondial.
La France maritime est une France de tous les océans puisque les possessions françaises actuelles d’outre-mer, héritées de la période coloniale, les DOM-TOM, sont répartis dans les trois grands océans du monde : océan Atlantique (l’archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon, la Guadeloupe et ses dépendances, la Martinique), océan Pacifique (Nouvelle-Calédonie, Wallis et Futuna, Polynésie française, Clipperton), océan Indien (la Réunion, Mayotte, îles Éparses et TAAF – Kerguelen, Crozet, Saint-Paul, Amsterdam), et en Antarctique (terre Adélie). L’ensemble totalise une surface à peu près égale à celle de la France métropolitaine, 559 383 km2.
De surcroît, cette France de tous les océans est aussi une France insulaire, à l’exception des deux espaces continentaux que sont la terre Adélie et la Guyane. Ainsi la surface totale de la mer territoriale française (douze milles au-delà des côtes) qui comprend à la fois eaux, fonds, sous-sol et même espace aérien, et sur laquelle l’Etat français est totalement souverain, est considérablement agrandie, puisque chaque île apporte une surface de souveraineté maritime importante. Enfin, la zone économique exclusive (deux cents milles au-delà des côtes) sur laquelle l’Etat dispose de droits souverains pour la mise en valeur, la recherche scientifique et la préservation des milieux marins est, à cause des DOM-TOM, véritablement dilatée. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. La France métropolitaine totalise 260 290 km2 de zone économique exclusive, les DOM-TOM en apportent 10 796 340, soit quarante fois plus. Au total, le domaine maritime français, avec onze millions de km2 de surface, est le troisième du monde après ceux des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne. Cet énorme avantage, parfois contesté dans le domaine des pêches, confère physiquement à la France une envergure maritime mondiale, ce dont les acteurs institutionnels et l’opinion publique nationale ne sont pas réellement conscients. » (p.27)
-Alain Cabantous, André Lespagnol & Françoise Péron (dir), Les Français, la Terre et la Mer, XIIIème – XXème siècle, Fayard, 2005, 902 pages.
« En regardant brûler sa flotte dans le port de Damme, en 1213, Philippe Auguste constate, tristement : « Les Français connaissent mal les voies de la mer ». Philippe de Commynes lui fait écho dans ses Mémoires, sous la forme de bilan du règne de Louis XI (1461-1483) : « Le roi n’entendait pas le fait de la mer, et ceux à qui il donnait autorité y entendaient encore moins. » (p.37)
« Louis IX cherche à établir réellement un port sur la Méditerranée capable de permettre à ses flottes de rallier la Terre sainte et de le rendre indépendant de Venise, Gênes ou Marseille. » (p.37)
« Si le roi Louis VII n’avait pas répudié en 1152 Aliénor (Éléonore) d’Aquitaine qu’il avait épousée en 1137, l’histoire aurait été différente : Aliénor lui apportait en dot, qui était aussi son héritage, la Guyenne, la Gascogne, le Périgord, la Saintonge, le Poitou, la Marche, le Limousin, l’Angoumois, bref tout le littoral entre la Loire et l’Adour. Elle se remaria un mois après avec Henri Plantagenêt, déjà duc de Normandie et comte d’Anjou, et futur roi d’Angleterre, et ce fut le début de la première guerre de Cent Ans (1152-1259). De l’ensemble Plantagenêt, le duché de Normandie était l’élément le plus gênant pour le roi de France, car le plus proche, le plus puissant, le plus riche. Le conflit porta surtout sur les frontières orientales du duché, mais en 1193, profitant de l’absence de Richard Cœur de Lion qui était à la croisade, Philippe Auguste se lança à sa conquête –pour échouer devant Rouen. » (p.40 et 42)
« La croisade contre les Albigeois a permis au roi de France d’acquérir en propre le littoral méditerranéen du Languedoc, constitué principalement par les possessions de Raymond Roger Trencavel, vicomte de Béziers et de Carcassonne. » (p.43)
« En 1246, Aigues-Mortes recevait [de Louis IX] sa charte de franchises, en 1248 elle était devenue réalité quand le roi s’embarqua pour l’Orient : la ville était munie de murailles et équipée d’un port élargi. De plus, Aigues-Mortes possédait le droit d’étape, qui obligeait tout navire trafiquant avec la France à passer d’abord par ce port. Rapidement pourtant, les sables l’envahirent, le rendant peu pratique pour le commerce. » (p.44)
« Une flotte se prépare sur le long terme : il faut des matières premières pour la construire, de l’argent pour la financer, du temps nécessaire pour former des hommes, officiers, marins ou forçats, et encore pour l’armer, avant de pouvoir procéder à son lancement. Tout cela exige un encadrement solide et un effort d’organisation continu. » (p.57)
« Une frontière est d’abord une notion militaire. Elle implique donc un personnel militaire ou assimilé, des infrastructures de défense, les plus continues possibles, sur la limite elle-même, ou bien, quand la chose est possible, en avant d’elle. Elle implique aussi des procédures et des mécanismes de fermeture en cas d’urgence. Par ailleurs, une frontière est un lieu de contrôle des passages, particulièrement dans le domaine maritime. » (p.64)
« La France est, au cours des trois siècles de la modernité, presque toujours en guerre sur mer. Contre les Turcs ou les Barbaresques, les Espagnols ou les Italiens, depuis le Moyen Age, en Méditerranée. Contre les Anglais, les Hollandais, et encore contre les Espagnols du côté du Ponant. Les côtes de France sont un lieu de passage presque obligé pour les Espagnols allant vers leurs terres italiennes ou vers les Pays-Bas. Les ports et côtes de France sont aussi, du point de vue militaire, des bases arrière d’importance pour toutes les opérations menées en Italie en particulier et en Méditerranée en général. La proximité des côtes d’Angleterre rend aussi très important le rôle militaire des côtes de la Manche et de la mer du Nord. Les soutiens étrangers aux diverses factions en lutte dans le royaume, qu’elles soient religieuses ou politiques, amènent par la mer des intervenants de diverses natures. Calais, Boulogne, La Rochelle, les îles du Ponant en ont fait souvent les frais. Les pirates, enfin, de toutes natures et organisés de diverses façons, favorisent une sorte de continuum belliqueux dans les périodes plus calmes. Financés par des privés ou par des Etats, ils maintiennent jusqu’à la fin de la modernité la nécessité d’une défense côtière, nécessité largement renouvelée pendant la période révolutionnaire et impériale. » (p.64)
« Sébastien le Prestre, maréchal de Vauban, est ingénieur du roi en 1655. D’abord considéré comme un expert de la prise des places, il se spécialise dans la construction de fortification, après que le roi lui eut confié celle de la citadelle de Lille en 1667. Il devient, de fait puis de droit, commissaire général des fortifications, en 1677. Colbert le consulte régulièrement, et suit ses conseils. De 1679 à 1707, Vauban parcourt la France (180 000 kilomètres) en tous sens, se consacrant en particulier aux fortifications côtières, qui ne sont pourtant pas sa priorité première. » (p.66)
-Jacques Paviot & Giulio Romero-Passerin, « Une mer, des terres », chapitre II in Alain Cabantous, André Lespagnol & Françoise Péron (dir), Les Français, la Terre et la Mer, XIIIème – XXème siècle, Fayard, 2005, 902 pages, p.37-68.
« La Première Croisade (1096-1099), en exportant la violence interne de l’Occident, avait montré la puissance guerrière des Francs, ainsi dénommés parce qu’une grande partie des croisés venaient du royaume de France. La Deuxième Croisade (1147-1148) créa un précédent : pour la première fois, des souverains la dirigeaient (l’empereur Conrad III et le roi de France Louis VII). Elle montra aussi définitivement la supériorité de la route maritime sur la route terrestre (Louis VII finissant son trajet par la voie maritime). » (p.70)
« Philippe Auguste souffrit du mal de mer. Il demande à Richard de lui prêter cinq galères, bâtiments plus stables sur l’eau. Ce dernier en offrit trois. De dépit, le roi de France les refusa. Cet incident minime augurait mal de la suite et annonçait l’inimitié croissante entre Philippe Auguste et Richard Cœur de Lion. Passons sur ce qui a succédé, qui ne nous intéresse plus vraiment : l’hivernage forcé par Richard en Sicile, le départ précipité de Philippe Auguste de Terre sainte après la chute d’Acre (notamment pour reprendre la lutte contre les Anglais en France, leur roi étant absent), mais remarquons que cette expérience maritime n’eut aucune suite chez Philippe Auguste qui ne montra pas grand intérêt pour la Méditerranée. » (p.71)
« La guerre de Cent Ans empêcha de former de nouveaux rêves de croisade, sauf sous Charles VI, lors de trêves. » (p.74)
« La fin de la Guerre de Cent Ans en 1453, puis l’écrasement des grands princes féodaux permirent le retour des rêves de croisade sous Charles VIII. L’expédition d’Italie aurait dû se poursuivre avec la conquête de Constantinople et la libération de Jérusalem, restitué au culte chrétien. » (p.74)
« Bien que reprenant les rêves orientaux de son prédécesseur, à la suite de sa descente en Italie à l’automne 1499, Louis XII participa à des projets plus réalistes, en liaison avec Venise, contre les Ottomans. » (p.74)
« Une nouvelle guerre entre François Ier et Charles Quint mit un terme temporaire aux expéditions de découverte. Quand Cartier reçut une nouvelle commission du roi, le 17 octobre 1540, ce ne fut pas pour un voyage d’exploration, mais pour une entreprise de colonisation et le roi nommait comme son lieutenant général dans ces terres de Canada, Hochelaga et Saguenay, non pas le marin, mais son favori, Jean-François de La Roque de Roberval. Tout de suite, les deux hommes ne s’entendirent pas. » (p.81)
« La guerre de Sept ans ayant vu la défaite de la marine française face à la marine anglaise et la perte des colonies françaises en Amérique du Nord et en Inde… » (p.83)
« Le Moyen Age a […] ignoré la différence entre navire de guerre et navire de commerce. Étaient utilisés pour la guerre des navires de commerce aménagés. On a bien sûr construit des bâtiments uniquement pour faire la guerre, mais il n’y avait pas de différence fondamentale dans leur conception. C’est à la fin du XVème siècle que les différences se font jour, notamment avec l’apparition des sabords pour les pièces d’artillerie, sur les navires de haut-bord.
Le bâtiment par excellence employé à la guerre durant la période médiévale a été la galère (galée au Moyen Age). Elle était appréciée pour sa rapidité, sa mobilité, son autonomie par rapport au vent, et les hommes d’armes embarqués souffraient moins du mal de mer. » (p.91)
« L’ère des galères s’achève, avant même que Louis XV, le 28 septembre 1748, prenne l’ordonnance qui les abolit. La vitesse, la souplesse, l’autonomie des navires sans rames prennent le pas partout. » (p.93)
« Richelieu, devenu grand-maître de la navigation, propose au roi d’avoir toujours « 40 bons vaisseaux », en Ponant, et 30 galères en Méditerranée, mesurant l’intérêt d’adapter les navires aux différents espaces maritimes. Leur construction est à peine entamée que déjà, en 1627, reprend la guerre contre les Huguenots (1627-1629) doublée d’un nouveau conflit avec l’Angleterre. Lors de la prise de La Rochelle, en 1628, le roi est cependant capable d’aligner une trentaine de vaisseaux, une dizaine d’hirondelles et brûlots, 150 navires divers de petite taille, ainsi que 45 chaloupes.
Lorsqu’en 1635 la France s’investit directement dans la guerre de Trente Ans, elle dispose de 35 vaisseaux de ligne, 12 navires de soutien, 24 galères, 3 frégates, 10 brûlots, 1 brigantin, 4 felouques, 1000 canons servis par 15 000 marins. Les hostilités commencent avec la prise des îles de Lérins par les Espagnols en 1635. L’année suivante, Henry d’Escoubleau de Sourdis, archevêque de Bordeaux nommé par le roi « chef des conseils du Roi en l’armée navale », commande une flotte française qui attaque le royaume de Naples et soutient la Catalogne et le Portugal révoltés contre la monarchie espagnole. » (p.102)
-Jacques Paviot & Giulio Romero-Passerin, « Quitter les Littoraux », chapitre III in Alain Cabantous, André Lespagnol & Françoise Péron (dir), Les Français, la Terre et la Mer, XIIIème – XXème siècle, Fayard, 2005, 902 pages, p.69-105.
« Source de richesse par la valorisation des ressources minérales ou halieutiques qu’elle recèle, la mer n’était pas simplement nourricière. Elle fut aussi, en France comme dans toute l’Europe atlantique et méditerranéenne à partir du XIIIème siècle, un formidable facteur de développement des échanges en tant que support de la navigation, permettant la circulation d’embarcations ou navires de toutes tailles et l’acheminement des denrées et produits les plus divers. » (p.177)
« Pour les communautés littorales mal desservies par un médiocre réseau routier, le « chemin de la mer » constituait le vecteur essentiel pour acheminer les denrées de première nécessité, à commencer par les céréales que le terroir ne pouvait pas toujours produire. Ce mode de transport participait aussi à la diffusion des ressources du proche arrière-pays, de contrées maritimes voisines, et facilitait le déplacement des hommes. » (p.181)
« L’envoi de vin de France vers les pays du Nord-Ouest européen, sa circulation sur la façade même du royaume de France représentent l’un des échanges « du quotidien » les plus importants et les plus structurés des ports français de l’Atlantique. Le développement du vignoble bordelais depuis le Moyen Age, en relation avec la commercialisation de ses produits en Angleterre, reste exemplaire de ce point de vue. Ces trafics obéissaient à des modes de fonctionnement parfaitement réglés : un caractère saisonnier affirmé –la majorité des départs s’étalaient, après les vendanges, sur quelques mois, d’octobre à mars- et des destinations privilégiées qui se modifièrent cependant au cours du temps. Si Londres absorba toujours, du début du XVIème siècle aux années 1630, entre le tiers et la moitié des vins français importés en Angleterre, les ports situés plus au nord prirent plus d’importance après 1600. Aux Pays-Bas, où les vins français, surtout les vins d’Aunis, dominaient (60% du total commercialisé à Anvers, dans la première moitié du XVIème siècle), le petit port zélandais d’Arnemuiden fut la principale destination de ces vins, avant d’être supplanté par Middelbourg dans les années 1560 et les ports hollandais un siècle plus tard. » (p.186)
« Leur statut d’aliment de base des populations, dont la pénurie pouvait assez vite engendrer des situations sociales explosives, avait très tôt placé le commerce des grains au cœur de l’alternative entre protection et libre-échange. » (p.190)
« Attesté, dès les origines de la cité, le trafic des huiles d’olive connaît une extraordinaire vitalité à Marseille au XVIIIème siècle.
Indispensable aux préparations culinaires des sociétés méditerranéennes, l’huile d’olive n’est cependant pas seulement vouée à l’alimentation. Elle constitue un combustible pour l’éclairage, entre dans la pharmacopée et sert dans l’industrie textile pour la préparation des lainages. Néanmoins, à partir de la fin du XVIIème siècle, elle se trouve massivement absorbée par les savonneries. En effet, s’ « il n’est de savon que de Marseille », le maintien de la qualité de ce « produit-phare » exige, à partir de la réglementation de 1688, l’usage d’huiles d’olives pures pour sa fabrication. S’opère alors le passage du stade de la fabrication artisanale, propre à satisfaire les besoins locaux, à celui d’une production destinée à l’exportation. Dans une certaine mesure, les savonneries, avec d’autres fabriques locales, jusque-là sous l’emprise du négoce, tendent à devenir, à partir du début du XVIIIème siècle, les soutiens et les instruments de l’activité commerciale. » (p.195)
« En mars 1669, un an après l’ouverture des nouvelles infirmeries, Colbert, désireux de renforcer le trafic français avec les ports du Levant, fit signer par le roi un édit d’affranchissement du port de Marseille, qui supprimait la plupart des taxes frappant, à l’entrée, les navires et les marchandises déchargées. Cependant, un port franc pur et simple, à l’image de Livourne, eût été la ruine de l’armement marseillais et du commerce des Échelles […]. Aussi l’édit fût-il aussitôt vidé de son contenu, sous l’action de la chambre de commerce. Les gens du négoce obtinrent en effet que soit imposée une taxe de 20% ad valorem sur les marchandises en provenance du Levant et de Barbarie, sans tenir compte de la nationalité de leur propriétaire, dès lors qu’elles étaient transportées par un bâtiment étranger ou qu’elles n’avaient pas été chargées dans leurs ports d’origine ; seules étaient exemptes les denrées venues directement des Échelles à Marseille ou Rouen dans des navires français. L’objectif de ce droit d’entrée était clair : paralyser le trafic étranger, favoriser le négoce français en droiture au détriment des entrepôts italiens comme Livourne, protéger l’armement national, encourager les constructions navales, et sauvegarder la position acquise par la France dans l’Empire ottoman depuis les premières capitulations […] Bref, la formule de 1786, « laissez-nous faire et protégez-nous beaucoup ! », était déjà sur toutes les lèvres des négociants. » (p.214)
« Malgré la volonté de Colbert, l’Etat ne parvint pas à contrôler ces échanges par des compagnies de commerce. La Compagnie du Levant comme la Compagnie de la Méditerranée échouèrent dans leurs tentatives, à la suite de mauvaises gestions, de malversations et de l’hostilité des négociants. » (p.215)
« En « droiture », simple aller-retour, les bâtiments empruntaient des routes maritimes plutôt régulières. Au départ de Marseille, on suivait la côté italienne jusqu’à la Sicile, puis on traversait la mer Ionienne en direction de la Morée, où les routes se divisaient en trois branches. Au nord, on rejoignait l’Archipel (Cyclades), puis Smyrne ou Constantinople ; au sud, on longeait la Crète, et par Rhodes on atteignait Chypre, la côte syrienne et l’Égypte ; une dernière voie liait directement la Crète à Alexandrie. Ces traversées, de 18 à 35 jours à l’aller en moyenne pour atteindre Smyrne, Alexandrie ou Constantinople, et de 22 à 42 jours pour effectuer les retours (en charge), variaient selon les événements de mer (vents, avaries, forbans). Ces durées s’allongeaient lors des conflits au cours desquels l’Etat organisait la protection des voyages par des convois avec regroupement des bâtiments au départ, puis à Malte ou/et à Chypre. Cependant, nombre d’armateurs se montraient réticents à se placer sous l’escorte payante des bâtiments de guerre, car la lenteur des convois et les arrivées groupées favorisaient la chute des prix […]. Pour d’aucuns, qui considéraient la vitesse de leur bâtiment, supérieure à celle des vaisseaux concurrents, comme la meilleure des sécurités, le moyen le plus efficace était la dérobade. » (p.217)
« Les premières formes de trafics transatlantiques français autonomes s’effectuèrent en direction de l’Amérique du Nord, mais avec un contenu économique relativement frustre, relevant de l’extraction/exploitation brute de ressources naturelles, vivantes en l’occurrence : la morue et la fourrure des animaux sauvages.
La première modalité mise en place, on l’a vu dès le début du XVIème siècle, fut l’exploitation de l’immense gisement de ressources halieutiques repéré autour de Terre-Neuve avec le développement par les Basques, les Bretons et les Normands, aux côtés d’autres Européens (Portugais et Anglais), de la grande pêche morutière. Exploitation intense et destinée à durer. Cette activité morutière engendrait chaque année de très importants mouvements de navires des ports atlantiques vers les eaux nord-américaines : 386 navires, 45 000 tonneaux, plus de 10 000 hommes embarqués en 1788 […], et, au retour, des flux massifs d’expédition de morue, tant vers la façade atlantique que vers la Méditerranée et le marché marseillais. » (p.222)
« Implantation territoriale durable des Français dans l’hémisphère américain au cours du XVIIème siècle, avec comme étape essentielle l’installation dans la zone tropicale, dans l’espace caraïbe : dans les Petites Antilles dès le second quart du XVIIème siècle (Saint-Christophe en 162, Martinique et Guadeloupe en 1635), puis dans la partie ouest d’une Grande Antille (Saint-Domingue, entre 1640-50 et 1697, date de reconnaissance officielle de la souveraineté française par l’Espagne) avec des prolongements fragiles sur le continent, au sud en Guyane, et au nord, après 1700, sur le delta du Mississippi, noyau de la Louisiane.
Même s’il portait sur des espaces limités et des effectifs humains initialement faibles (30 000 âmes vers 1650, 50 000 vers 1687), ce véritable processus de colonisation avec saisie, défrichement et mise en valeur du sol, constituait la condition préalable à l’émergence d’une économie « coloniale » productrice de denrées tropicales, destinées aux marchés européens, autour de laquelle allaient se mettre en place à travers l’Atlantique des flux maritimes et commerciaux complexes et de plus en plus massifs, du milieu du XVIIe à la fin du XVIIIème siècle. » (p.224)
« Dans une première phase, couvrant grosso modo la période 1625-1675, la mise en valeur initiale des Iles et la première forme d’économie coloniale furent fondées sur la production de plantes d’origine américaine –le tabac, le cacao, puis l’indigo- s’effectuant dans le cadre d’exploitation petites ou moyennes exigeant peu de capitaux et une main d’œuvre encore limitée -4 à 5 hommes pour une « place à tabac », 10 à 20 pour une « habitation » d’indigo. Celle-ci, dans cette première phase, était composée principalement de travailleurs blancs, venus de métropole aux côtés des « colons » proprement dits, les « engagés », ainsi recrutés selon un système de contrats de trois ans institutionnalisé en 1626, qui les plaçait, fut-ce temporairement, dans une situation de quasi-travail forcé, modulé cependant par l’espoir ténu de pouvoir s’installer à leur compte avec leur pécule accumulé (payé en nature, en tabac jusqu’en 1660) au terme de leur contrat.
Ce sont sans doute plus de 30 000 engagés […] qui furent ainsi recrutés au XVIIème siècle dans les milieux populaires de l’ouest de la France (zones rurales du pays de Caux ou du Poitou, petites villes de l’axe ligérien), à partir des ports de Haute-Normandie (Dieppe, Le Havre, 3600 de 1627 à 1715, Honfleur), de Nantes (5918 de 1636 à 1732), La Rochelle (6100 de 1638 à 1715), et acheminés vers les Iles –Saint-Christophe d’abord, puis Guadeloupe et Martinique après 1635, Saint-Domingue après 1650- par une navigation « en droiture » qui fournissait ainsi tous les facteurs de production nécessaire au démarrage de l’économie coloniale antillaise. Du moins avant que le système ne se grippe, et que ne se tarisse ce recrutement, malgré le relais apporté par la législation royale, qui, de 1698 à 1774, essaya d’imposer aux armateurs le transport d’un nombre minimum d’ « engagés », pour des raisons plus politiques qu’économiques. » (p.226)
« Recours systématique, dans l’économie de plantation, à la main d’œuvre servile noire, jugée mieux adaptée au climat, plus malléable et moins coûteuse que les « enragées » d’origine européenne, supplantés et évincés entre 1660 et 1690. » (p.228)
« L’Etat colbertiste entendait bien, en toute logique mercantiliste, réserver cet approvisionnement vital, et a priori profitable, aux intérêts métropolitains. Il le fit tout d’abord sous la forme d’un monopole conféré à des compagnes privilégiées (Compagnie des Indes occidentales en 1664-1773, Compagnie du Sénégal en 1673 et Compagnie de Guinée en 1684, et pour un temps la Compagnie des Indes de Law en 1723-1725), qui, mal gérées, se révélèrent incapables de satisfaire la demande en forte croissance des planteurs. » (p.230)
« Au total, la traite négrière française, qui multiplia ses armements par quatre au cours du XVIIIème siècle –de 24 navires par an vers 1712-1721 à 52 en 1748-55, pour dépasser la centaine dans les années 1783-1792- intensifia ses livraisons de captifs de 7500 par an, au début du XVIIIème siècle à plus de 20 000 après 1740, pour atteindre les 40 000 à la fin des années 1780. Les 3361 armements négriers français recensés au XVIIIème siècle […] fournirent plus de 1 300 000 esclaves, situant ainsi la France au 3ème rang des nations « négrières », après le Portugal et l’Angleterre. » (p.232)
« Force est pourtant de constater le caractère tardif de la mise en place d’une liaison maritime et commerciale régulière entre la France et l’Asie, que l’on peut dater du dernier tiers du XVIIème siècle, avec comme points de repères les deux dates symboliques de 1664 –création de la Compagnie des Indes orientales par Colbert-, et 1674 –fondation du comptoir de Pondichéry, principale base territoriale durable de la puissance française en Inde. Et il faudra attendre le voyage de l’Amphitrite en 1698-1700 pour que se noue la première liaison maritime entre la France et l’Empire chinois.
C’était, observons-le, près de deux siècles après l’irruption des Portugais dans l’océan Indien (1498) et trois quarts de siècle après celle des Hollandais et des Anglais. » (p.234)
« Une « Compagnie », c’est-à-dire, comme partout en Europe, un être hybride, mi-public, mi-privé. Créée par acte public du pouvoir royal, la Compagnie [française des Indes orientales] recevait de celui-ci un ensemble de « privilèges », c’est-à-dire au premier chef un monopole sur l’ensemble des relations maritimes et commerciales entre la France et l’Asie, et aussi, par délégation, des droits de souveraineté sur les mers et possessions territoriales conquises « à l’est du Cap », avec droit d’usage légitime de la force des armes. » (p.235)
-Jacques Bottin, Gilbert Buri & André Lespagnol, « La mer comme vecteur des échanges », Chapitre V in Alain Cabantous, André Lespagnol & Françoise Péron (dir), Les Français, la Terre et la Mer, XIIIème – XXème siècle, Fayard, 2005, 902 pages, p.177-259.
« Interminable « seconde guerre de Cent Ans » franco-anglaise de 1689 à 1815. » (p.280)
« Dès l’aube des temps Modernes, on avait senti le besoin de dépasser la simple formation empirique dans les ports les plus ouverts sur l’aventure océanique, pour offrir un véritable enseignement théorique aux « sciences de la navigation », avec des éléments de mathématiques et d’astronomie permettant de mesurer la latitude, de cartographie et de géographie descriptive, ainsi que Dieppe en avait donné l’exemple pionnier dès le temps de Jean Ango, avec la création d’une école formant pilotes et capitaines, qui fut érigée en école royale en 1661. Encouragée par le pouvoir royal dès 1584, la généralisation d’écoles publiques d’hydrographie s’effectua à partir de Colbert, avec la lettre royale de 1669 qui encourageait les villes maritimes à créer des collèges de marine. » (p.283-284)
« Dans l’ensemble […] la France sut se doter, au cours des temps Modernes, d’un système de formation de ses cadres navigants assez performant pour lui permettre de faire face aux besoins croissants d’officiers qualifiés qu’exigeait le développement de sa navigation hauturière et océanique, au point d’ailleurs qu’à la fin du XVIIIème siècle, la marine royale elle-même n’hésiterait pas à puiser dans ce vivier « d’officier bleus » -à la formation sans doute plus équilibrée- pour compléter et diversifier son propre encadrement, malgré les réticences, voire l’hostilité, du « Grand Corps ». » (p.248)
« La période de l’Ancien Régime fut cruciale pour le commerce maritime français. A la fin du Moyen Age, en effet, l’avance italienne et espagnole était incontestable sur tous les tableaux, et les XVIe et XVIIe siècles représentèrent une période de rattrapage pour les acteurs des ports et des places françaises. » (p.285)
« Le navire était en général un bien partagé. Jusqu’à l’apparition, à la fin du XVIIème siècle, à Saint-Malo ou à Marseille, des sociétés d’armement, c’est la pratique de la division quirataire des navires, qui resta le moyen le plus utilisé pour mettre des fonds en commun entre « propriétaires », désignés selon les cas par les appellations d’ « associés », d’ « intéressés » ou de « consors », voire, en Normandie, de « bourgeois ». Ces parts, quirats ou carats, pouvaient être vendus, confisqués ou transmis selon de multiples canaux, y compris à l’occasion de partages, de constitutions de dot ou encore de legs. Elles alimentaient par ailleurs un véritable marché […] Les données précises, dont on dispose à Saint-Malo, illustrent l’ampleur de ce régime de copropriété des navires à la fin du XVIIème siècle. Sur 143 unités de tous tonnages, comptabilisées entre 1681 et 1686, seules 21 appartenaient à un seul propriétaire […]
Même si les plus grosses fortunes tendaient à dominer les bâtiments les plus importants, elles ne se désintéressaient pas pour autant des petites unités affectées aux flux du quotidien. » (p.289)
« Si […] le caractère familial du financement semble bien avoir été très répandu […] l’accès n’était pas fermé à des quirataires sans liens directs avec la mer. » (p.290)
-Jacques Bottin, Gilbert Buri & André Lespagnol, « Les moyens de l’échange maritime », Chapitre VI in Alain Cabantous, André Lespagnol & Françoise Péron (dir), Les Français, la Terre et la Mer, XIIIème – XXème siècle, Fayard, 2005, 902 pages, p.260-299.
« Contrairement à l’Angleterre, aux Pays-Bas du nord et du sud, au Portugal même, la plupart des grands centres économiques du pays aux XVe et XVIe siècles, Tours, Lyon, Toulouse, Amiens, et plus encore le cœur politique de la France, se situent loin de la mer. Ou plutôt c’est la mer qui est bien éloignée, et les provinces maritimes sont parmi les dernières à se trouver rattachées au royaume : la Bretagne ou Calais au début du XVIe siècle et la Flandre, plus tard encore, étant même réputées étrangères. […]
Ces terres presque exotiques, aussi lointaines qu’insolites, étaient en outre bornées par un monde qui, à lui seul, générait des peurs ancestrales. On ne compte plus les déclinaisons craintives des voyageurs, des poètes, des écrivains, d’Eustache Deschamps à Hugo, de Rabelais à Jules Verne, face aux bruits terrifiants des brisants, devant la hauteur des vagues et l’inconnu des profondeurs, la colère effrayante des tempêtes soudaines, ignorées ailleurs. La réitération de ces topoi, largement entretenue par un folklore d’origine essentiellement terrienne, se trouvait confortée par une lecture biblique peu encourageante où la mer, dans l’Ancien Testament, était volontiers présentée comme un espace abandonné de Dieu. Cette déréliction permettait alors aux forces du mal de se saisir des abysses devenus autant la demeure du malin que le lieu d’une création inachevée où se développait une faune tératologique dont les spécimens surgissaient ici et là, au large ou le long des côtés, semant la frayeur parmi les hommes. Entre la fin du Moyen Age et le XVIIème siècle, la science (Léonard de Vince, Ambroise Paré) comme la cartographie, témoignent de la présence de ces êtres hybrides et donc inclassables. Pieuvres géantes, poissons gigantesques pareils à des îles depuis la légende de saint Brendant, monstres de toute espèce peuplaient les fonds et, à la surface des flots, se repaissaient volontiers du cadavre des navigateurs qu’ils avaient volontairement anéantis. » (p.391-392)
« A cet ensemble de représentations s’ajoute un phénomène cette fois incontestable, parfois meurtrier, qui ne peut que conforter la puissance négative de l’océan. La tempête, quelle que soit l’origine qu’on lui attribue encore au début du XVIIème siècle –le terrible magistrat bordelais de Lancre, en 1606, y voit l’œuvre des sorciers basques- entraîne son lot de catastrophes et de fortunes de mer. Ruine du commerce, épreuve des corps, deuil des familles, le naufrage est pourtant souvent le résultat de l’incompétence des navigateurs et, au moins jusqu’aux années 1760-1780, de l’approximation des instruments de navigation. La comptabilité des pertes est significative : 6% des navires armés pour la Compagnie des Indes orientales sombrent entre 1665 et 1769, 3.4% de ceux que Nantes envoie dans les Antilles entre 1700 et 1792, entraînant ici la mort de plus de 12% des hommes embarqués. […] Et lorsqu’il est quelque survivant susceptible de raconter sa mésaventure et le combat héroïque ou vain de ses compagnons, la lecture et la diffusion du récit entretiennent à bon droit l’image de l’épouvante suscitée par la mer déchaînée où le désespoir des survivants peut les conduire à des actes hors nature. Leur sauvagerie parfois conforte l’océan comme un lieu où la monstruosité des comportements l’emporte sur toute forme d’humanité. De plus, les corps engloutis, privés de sépulture chrétienne, dépossédés du nécessaire recueillement familial et de la mémoire des défunts sont-ils des morts comme les autres ? Ne participent-ils pas, sans le vouloir, à l’errance des êtres disparus dans la mer qui appellent en vain les humains à favoriser leur repos éternel ? Combien de contes, de chansons, de rêves et de signes désignés et répétés ne se déclinent-ils pas selon ces modes, susceptibles d’alimenter à leur tour la terreur légitime de la mer ? » (p.393)
« C’est aussi parce qu’ils sont des lieux de brassage culturel, qu’ils accueillent les migrants et les déracinés et concentrent aisément des communautés éphémères et turbulentes que les ports semblent d’un gouvernement spirituel délicat. Que dire des villes militaires qui, au cours du premier XIXème siècle, deviennent des lieux d’anticléricalisme actif sous l’influence d’officiers libéraux, de bourgeois voltariens et d’ouvriers d’arsenal en rupture d’église, virulents opposant à l’alliance combative du trône et de l’autel ? […]
La présence de marins, mal encadrés en raison de leurs absences longues et répétés, de soldats et d’ouvriers nombreux, de négociants enclins, par leur métier, à une tolérance empirique et de forçats opiniâtres, contribue à rendre les cités maritimes religieusement peu amènes, où les missions de christianisation demeurent toujours délicates. » (p.396)
« En mars 1791, à Brest, les deux tiers des capitaines de vaisseau ne sont plus à leur poste, et un an plus tard, il n’en subsiste que 25% pour l’ensemble de la France, provoquant l’impéritie du commandement militaire et la hantise de la trahison, alors que la guerre sur mer commence vraiment contre l’Angleterre au début de l’année 1793. » (p.399)
« Les sites portuaires sont aussi des lieux de rencontre entre les hommes et les idées. S’ils n’ont pas joué semble-t-il un rôle éminent dans la diffusion des réformes protestantes en France, ils ont toujours constitué des points stratégiques surveillés en raison de la diffusion d’ouvrages et de brochures interdits dans le royaume. Mais c’est surtout aux XVIIIe et XIXe siècles que le littoral urbain devient un espace de novation influent. La franc-maçonnerie en offre un exemple particulièrement probant puisque les ports apparaissent dès la fondation de la première loge (Dunkerque peut-être en 1721, Bordeaux sûrement puis Bayonne), mais surtout parce qu’ils constituent avec Paris les principaux lieux à partir desquels se diffuse cette sociabilité nouvelle. La périphérie maritime a en effet bénéficié du contact entretenu avec les maçons anglais. » (p.402)
-Alain Cabantous, « Lectures culturelles », Chapitre IX in Alain Cabantous, André Lespagnol & Françoise Péron (dir), Les Français, la Terre et la Mer, XIIIème – XXème siècle, Fayard, 2005, 902 pages, p.391-420.
« Le XIXème siècle a été marqué par une première amplification majeure du phénomène liée à la mutation des capacités de transports tant terrestres que maritimes. Les littoraux de l’ère industrielle se sont donc considérablement alourdis sous l’effet conjoint de l’extension des activités industrialo-portuaires, de l’essor de la pêche, de l’avènement du tourisme et de l’urbanisation qui en a découlé. Le second palier correspond aux années 1950-1970 avec l’accélération de la mondialisation des échanges, le glissement des industries lourdes vers les zones portuaires et le changement quantitatif du tourisme devenu « de masse ». » (p.729)
« La fête, dans son essence, par le défoulement collectif qu’elle autorise, a un pouvoir d’exorcisme des angoisses sociales, un rôle de surpassement des conflits et ce, quels que soient les époques et les contextes. » (p.736)
« Le patrimoine d’une famille, d’un groupe social, d’une nation est constitué de l’ensemble des biens considérés comme héritages communs et jugés dignes d’être transmis aux générations futures. Le patrimoine est donc subjectif car il est le résultat d’une décision arbitraire. Chaque société, chaque groupe social qui veut, à un moment donné, se créer sa propre histoire et se faire reconnaître des autres groupes afin de se projeter dans le futur, tente de se créer son propre patrimoine. La décision de « patrimonialiser » des objets issus du passé se décrète. Au fond, il n’y a pas de patrimoine en soi mais des dynamiques patrimoniales à fins stratégiques et identitaires car les constructions patrimoniales s’inscrivent toujours plus ou moins ouvertement dans un rapport de forces. » (p.737)
« Le mode de vie urbain, de plus en plus cadré, contraint et stressant, induit chez ces mêmes individus un besoin d’illimité, de large, d’espace non balisé que la proximité de la mer ou le loisir maritime apaisent et comblent ; davantage certainement dans le domaine de l’imaginaire, dans la sphère de la poétique de la mer, que dans la réalité matérielle des pratiques. » (p.738-739)
« Les dynamiques patrimoniales constituent [un] outil privilégié pour recouvre et resserrer la cohésion sociale. Mais elles engagent, par là même, des stratégies qui peuvent être de l’ordre de la manipulation. Il faut être conscient de la tendance à la subversion de la mémoire historique qui guette toute construction patrimoniale. Les démarches patrimoniales créent du mythe. » (p.766)
« Le choix de porter un vêtement, plutôt qu’un autre, est un langage social. » (p.776)
« La France, terrienne dans sa construction historique, et tiraillée entre terre et mer dans sa géographie hexagonale, n’a pas su, ou peut-être pas pu, valoriser de façon rationnelle et continue les richesses de la mer et des littoraux. Les terriens, aux postes de commandes nationales connaissaient mal la mer. Ils l’ont donc davantage rêvée et mythifiée que « labourée » comme l’ont fait les Flamands, les Hollandais ou les Britanniques.
Selon le géographe Michel Roux, pour les Français d’aujourd’hui, la mer reste un élément mythique invitant au défi individuel et symbolique alors que pour les Britanniques, la mer est un élément concret à vaincre collectivement et pragmatiquement. Michel Roux, dans son livre, L’imaginaire marin des Français, oppose deux modèles de rapport d’un peuple à la mer. Le modèle français repose sur le panache du solitaire, le modèle britannique sur la force sourde du groupe. Il montre que ces deux modèles sont déjà bien établis au XVIIIe siècle. Sa thèse est la suivante. Du côté français, l’orgueil des corsaires et les individualités prestigieuses des savants qui négligent, y compris dans le domaine de la construction navale, l’expérience des gens de mer. Du côté britannique, des capitaines qui ne sont pas héroïques parce qu’ils affrontement victorieusement l’ouragan mais parce qu’ils savent faire prévaloir l’ordre et la discipline sur leur navire ; attitude indispensable pour souder le groupe de marins. Les romans maritimes les plus célèbres produits au XIXème siècle de part et d’autre de la Manche, expriment parfaitement cette opposition. « La réflexion que propose Conrad dans ses romans de mer est toujours une interrogation sur le sens du devoir et les rapports entre les aspirations ou les comportements individuels avec les exigences de la collectivité. Elle s’inscrit dans une cadre encore plus général, la défense des valeurs de la Civilisation, notamment la foi en la raison, contre celle de l’irrationnel. » (Roux, 1997). A l’opposé, du côté français, « la dimension collective est complètement gommée. L’exploit en mer est celui d’un homme, il ne résulte pas de la politique d’un groupe. Le titre du roman de Hugo Les Travailleurs de la mer ne doit pas faire illusion ; en aucun cas ce livre ne nous dresse un tableau économique et social d’une activité. Le héros œuvre pour lui mais pas pour le compte d’un état ou au service de l’humanité. Son exploit est tel qu’il ne saurait être imité, il n’y a aucun profit pour le groupe. » (Roux, 1997). » (p.778-779)
« Dans les romans français, et ceux de Jules Verne en particulier, la mer apparaît non comme un espace à conquérir, à gérer, à utiliser à des fins pratiques, mais comme le dernier bastion de résistance aux avancées d’une civilisation qui réduit la liberté des individus. La mer est un espace de rupture. La mer est un autre monde, de nature totalement opposée à celui de la société policée de la terre ferme, ainsi que le proclame, dans Vingt mille lieues sous les mers, le capitaine Némo du sous-marin le Nautilus. » (p.780)
« La croissance des villes et les débuts de la révolution industrielle laissent pressentir un changement radical des rapports villes-campagnes et, par voie de conséquence, un changement général de société et de modes de vie qui fait naître la nostalgie des temps anciens. » (p.782)
« L’île est […] analysée par le subconscient collectif comme un territoire qui résiste (encore un peu) à la société de consommation et de communication. » (p.783)
-Françoise Péron, « Au-delà du fonctionnel, le culturel et l’idéel », Chapitre XVIII in Alain Cabantous, André Lespagnol & Françoise Péron (dir), Les Français, la Terre et la Mer, XIIIème – XXème siècle, Fayard, 2005, 902 pages, p.726-789.


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