mercredi 19 juillet 2017

Lecture suivie de L’amour et l’Occident, de Denis de Rougemont (Livres V et VI)




Denis de Rougemont interprète l’évolution historique de la guerre et la crise moderne du mariage à l’aune de sa théorie de l’influence souterraine du mythe :





« Dès l’Antiquité, les poètes ont usé de métaphores guerrières pour décrire les effets de l’amour naturel. Le dieu d’amour est un archer qui décoche des flèches mortelles. La femme se rend à l’homme qui la conquiert parce qu’il est le meilleur guerrier. L’enjeu de la guerre de Troie est la possession d’une femme. Et l’un des plus anciens romans que nous possédions, le Théagène et Chariclée d’Héliodore (IIIème siècle) parle déjà des « luttes d’amour » et de la « délicieuse défaite » de celui « qui tombe sous les traits inévitables d’Éros ».
Plutarque fait voir que la morale sexuelle des Spartiates s’ordonnait au rendement militaire de ce peuple. L’eugénisme de Lycurgue, et ses lois minutieuses réglant les relations des époux, n’ont d’autre but que d’augmenter l’agressivité des soldats.
Tout cela confirme la liaison naturelle, c’est-à-dire de physiologique, de l’instinct sexuel et de l’instinct combatif. Mais il serait vain de chercher des ressemblances entre la tactique des Anciens et leur conception de l’amour. Les deux domaines restent soumis à des lois tout à fait distinctes, et privées de commune mesure.
Il n’en va plus de même dans notre histoire à partir des XIIème et XIIIème siècles. On voit alors le langage amoureux s’enrichir de tournures qui ne désignent plus seulement les gestes élémentaires du guerrier, mais qui sont empruntées d’une façon très précise à l’art des batailles, à la tactique militaire de l’époque. Il ne s’agit plus, désormais, d’une origine commune plus ou moins obscurément ressentie, mais bien d’un minutieux parallélisme.
L’amant fait le siège de sa Dame. Il livre d’amoureux assauts à sa vertu. Il la serre de près, il la poursuit, il cherche à vaincre les dernières défenses de sa pudeur, et à les tourner par surprise ; enfin la dame se rend à merci. Mais alors, par une curieuse inversion bien typique de la courtoisie, c’est l’amant qui sera son prisonnier en même temps que son vainqueur. Il deviendra le vassal de cette suzeraine, selon la règle des guerres féodales, tout comme si c’était lui qui avait subi la défaite. Il ne lui reste plus qu’à faire la preuve de sa vaillance, etc. Tout ceci pour le beau langage. Mais l’argot soldatesque et civil nous fournirait une profusion d’exemples d’une verdeur encore plus significative. Et plus tard, l’introduction des armes à feu devait donner lieu à d’innombrables plaisanteries à double sens.
» (p.265-266)

« On a vu que la rhétorique courtoise traduit, à l’origine, la lutte du Jour et de la Nuit. La mort y joue un rôle central : elle est la défaite du monde et la victoire de la vie lumineuse. Amour et mort sont reliés par l’ascèse, comme par l’instinct sont reliés désir et guerre. Mais ni cette origine religieuse, ni cette complicité physiologique des instincts de combat et de procréation ne suffisent à déterminer l’usage précis des expressions guerrières dans la littérature érotique d’Occident. Ce qui explique tout, c’est l’existence au moyen âge d’une règle effectivement commune à l’art d’aimer et à l’art militaire, et qui s’appelle la chevalerie. » (p.267) 

« La courtoisie non seulement ne devait rien à l’Église, mais s’opposait à sa morale. Voilà qui peut nous inciter à réviser bien des jugements sur l’unité spirituelle de la société médiévale. » (p.268)

[Cette idée d’un décalage entre les mœurs de la caste chevaleresque et les normes de l’Église est confirmée –si besoin était- par les travaux de Norbert Elias. La société médiévale reste néanmoins homogénéisée par la foi chrétienne]

« S’il est vrai que cette morale courtoise ne parvint guère à transformer les mœurs privés des hautes classes, qui demeuraient d’ « une rudesse étonnante », du moins joua-t-elle le rôle d’un idéal créateur de belles apparences. Elle triompha dans la littérature. Et par ailleurs, elle réussit à s’imposer à réalité la plus violente du temps, celle de la guerre. » (p.268)

« Ce n’est pas seulement dans le détail des règles de combat individuel que se fait sentir l’action de l’idéal chevaleresque, mais dans la conduite même des batailles, et jusque dans la politique. Le formalisme militaire revêt à cette époque une valeur d’absolu religieux. Il est fréquent qu’on se laisse tuer pour respecter des conventions d’une merveilleuse extravagance. « Les chevaliers de l’ordre de l’Étoile jurent que dans le combat ils ne reculeront jamais de plus de quatre arpents ; sinon ils devront mourir ou se rendre. Et cette règle étrange, si l’on en croit Froissart, coûta la vie, dès le début de l’ordre, à plus de quatre-vingts d’entre eux. » De même, les nécessités de la stratégie sont sacrifiées à celles de l’esthétique ou de l’honneur courtois. […] Les exemples abondent de carnages inutiles provoqués par des vœux d’une folle outrecuidance et que l’on tente d’accomplir au plus grand des périls possibles. C’est bien le péril qu’on recherche pour lui-même, car on n’est pas inapte en d’autres cas à trouver des prétextes pour esquiver ses engagements. » (p.268-269)

« Il est pourtant un domaine où s’opère la synthèse à peu près parfaite des instincts érotiques et guerriers et de la règle courtoise idéale : c’est le terrain nettement circonscrit de la lice où se jouent les tournois.
Là, les fureurs du sang se donnent libre cours mais sous l’égide et dans les cadres symboliques d’une cérémonie sacrale. C’est un équivalent sportif de la fonction mythique du Tristan telle que nous la définissions : exprimer la passion dans toute sa force, mais en la voilant religieusement, de manière à la rendre acceptable au jugement de la société. Le tournoi « joue » le mythe, physiquement […]
Je serais assez tenté de voir dans la fonction dramatique du tournoi l’une des origines de la tragédie moderne. Celle-ci s’est constituée précisément à l’époque où les tournois passaient de mode, et où se dissociaient leurs éléments guerrier, sportif et théâtral. La tragédie serait ainsi une « action » privée du risque physique que comportait le tournoi mais satisfaisant d’autant mieux le besoin d’émotion sentimentale et spirituelle
. » (p.271)

« L’élément érotique du tournoi apparaît encore dans la coutume du chevalier de porter le voile ou une pièce du vêtement de sa dame, qu’il lui remet parfois, après le combat, tout maculé de son sang. » (p.273)

« Cependant, la grande vogue des tournois est l’indice d’un déclin de la chevalerie. Celle-ci se heurte dès le début du XVème siècle (bataille d’Azincourt) à des réalités de plus en plus brutales et matérielles qui la rejettent dans la littérature, les fêtes et les jeux symboliques. » (p.273)

[Cette thèse est confirmée par d’autres études.]

« Il n’en reste pas moins que les conventions de la guerre et de l’amour courtois ont marqué les coutumes occidentales d’une empreinte qui ne s’effacera guère qu’au XXème siècle.
L’idée de valeur individuelle, ou d’exploit guerrier, représentée par le duel et la « prouesse » (tournoi, combat singulier des deux chefs en présence) ; l’idée de régler les batailles d’après un protocole quasi sacral ; la conception ascétique de la vie militaire (jeûnes prolongés avant l’épreuve des armes) ; les conventions permettant de déterminer le vainqueur (c’est par exemple celui qui passe la nuit sur le champ de bataille) ; enfin et surtout le parallélisme exact des symboles érotiques et militaires –tout cela ne cessera pas de déterminer les modes de guerroyer à travers les siècles suivants. Si bien que l’on pourra considérer tout changement dans la tactique militaire comme relatif à un changement dans les conceptions de l’amour, ou inversement.
» (p.274)

« Soldats de métier au service des Princes et des Papes, [les condottieri] avaient pour coutume bien moins de faire la guerre que d’empêcher qu’on y tuât du monde. Ces aventuriers étaient avant tout d’avisés diplomates, d’astucieux commerçants. Ils savaient le prix d’un soldat. Leur tactique consistait essentiellement à faire des prisonniers et à désorganiser les corps ennemis. Parfois –c’était leur suprême réussite- ils parvenaient à battre l’adversaire d’une manière vraiment radicale : ils détruisaient l’ensemble de ses forces en achetant d’un bloc son armée. Quand ils n’y arrivaient pas, il fallait se résoudre à batailler. Mais une bataille, dit Machiavel, n’offrait alors aucun danger : « On combat toujours à cheval, couvert d’armes et assurés de la vie lorsqu’on se rend prisonnier… La vie des vaincus est presque toujours respectée. Ils ne sont pas longtemps prisonniers et ils recouvrent très aisément la liberté. Une ville a beau se révolter vingt fois, elle n’est jamais détruite ; les habitants conservent toutes leurs propriétés ; tout ce qu’ils ont à craindre, c’est de payer une contribution. »
Cet art de guerre exprimait dans son plan –alors considéré comme inférieur- une culture admirablement humanisée, une « civilisation » profonde, donc le contraire d’une « militarisation ». L’État était devenu une œuvre d’art, selon l’expression de Burckhardt. La guerre elle-même s’était civilisée dans toute la mesure où le paradoxe est soutenable. Le duel des chefs était fort en honneur, et suffisait à terminer une campagne. (Ce n’était plus d’ailleurs un « jugement de Dieu », mais le triomphe d’une personnalité). On réprouvait l’usage des armes à feu comme contraire à la dignité de l’individu. […]
Et comment concevait-on l’amour ? Burckhardt insiste sur le fait que les mariages se concluaient sans drame, après de très courtes fiançailles, et que le droit du mari à la fidélité de l’épouse ne revêtait pas ce caractère absolu qu’il avait pris dans les pays nordiques. Les femmes de la haute société recevaient une éducation aussi complète que celle des hommes, et jouissaient d’une entière égalité morale, à l’inverse de ce qui se passait en France et dans les Allemagnes. Si par ailleurs, la guerre était devenue diplomatique dans les hautes sphères, et vénales dans la pratique, il en allait de même de l’amour. Semblables aux hétaïres de la Grèce antique, les courtisanes jouaient un rôle parfois considérable dans la vie sociale. Les plus célèbres se distinguaient par leur culture, récitant et faisant des vers, jouant d’un instrument, tenant conversation.
Cette paganisation de la vie sexuelle dénote un recul sensible des influences courtoises, une dépréciation du mythe tragique. Le platonisme des petites cours ducales, si bien exprimé par Bembo et Baldassare Castiglione dans ses dialogues du
Cortigiano, se réduisait à une « mondanité » délicate et toute hédoniste. La « courtoisie » prenait son sens moderne de politesse et de civilité. Il n’était plus question de condamner la vie. Et « l’instinct de mort » semblait neutralisé.
C’est sur cette Italie heureuse, immorale et très pacifique qu’allaient se jeter les troupes françaises de Charles VIII. Le tonnerre de leurs trente-six canons de bronze provoqua dans la péninsule une panique de fin du monde. […]
Ce n’était pas que les Italiens eussent ignoré l’usage de l’artillerie jusqu’à cette date, mais ils la méprisaient […]
Autre sujet d’effroi pour l’Italie : tandis que dans la milice des condottieri « la plupart des hommes d’armes étaient ou paysans ou de la lie du peuple, presque toujours sujets d’un autre prince que celui pour lequel ils faisaient la guerre », et n’étaient donc animés « ni par aucun sentiment de gloire ni par aucun motif extérieur », l’armée française se présentait comme une armée nationale : « les gens d’armes étaient presque tous sujets du Roi et gentilshommes » ce qui les empêchait de « changer de maître par ambition ou par avarice ».
On pressentit dès lors d’inévitables carnages. […]
Et ce n’était vraiment qu’un début ! Burckhardt affirme que les dévastations françaises furent peu de chose en comparaison de celles commises un peu plus tard par les Espagnols […] Artillerie et massacre des civils : la guerre moderne venait de naître. Elle allait peu à peu transformer les chevaliers exaltés et magnifiques en troupes disciplinées et uniformes. Évolution qui devait aboutir de nos jours à l’annihilation de toute passion guerrière, à mesure que les hommes desservant les machines se feraient eux-mêmes des machines, n’exécutant qu’un petit nombre de mouvements automatiques, destinés à donner la mort à grande distance, sans colère ni pitié.
» (p.275-278)

« La chevalerie représentait un effort pour donner un style à l’instinct. La guerre classique est un effort pour recréer ce style malgré l’intervention de facteurs inhumains. D’où le formalisme étonnant de l’art militaire de ces siècles.
Avec Vauban, le siège d’une place forte devient une sorte d’opération de l’esprit dont les péripéties se déroulent, on l’a bien dit, comme les cinq actes d’une tragédie classique. […]
Chaque fois que reparaît l’élément de jeu dans la guerre, on peut en déduire que la société et sa culture font un effort pour recréer le mythe de la passion, c’est-à-dire pour rendre à la puissance anarchique un cadre et des moyens d’expressions rituels.
» (p.278-279)

« Que reprochent les stratèges modernes aux généraux de Louis XIV et de Louis XV ? C’est d’avoir essayé de faire la guerre en tuant le moins d’hommes qu’ils pouvaient. Or c’était là le triomphe d’une civilisation dont tout l’effort tendait à ordonner la Nature, la matière, et leurs fatalités, aux lois de la raison humaine et de l’intérêt personnel. Illusion si l’on veut, mais sans laquelle nulle civilisation et nulle culture ne sont proprement concevables.
Racine aussi, nous l’avons vu, croyait qu’on pouvait faire des tragédies sans crime.
Le refus de trouver belles les catastrophes, voilà qui peut définir l’âge classique. Certes la guerre et la passion demeurent des maux inévitables, et d’ailleurs secrètement désirés ; mais la grandeur de l’homme est de limiter leur champ, de les canaliser et de les utiliser, on dirait même de les subordonner à une diplomatie, art de civils. Louis XIV déclare la guerre sous des prétextes juridiques et personnels, où l’honneur national n’a rien à voir. Querelles de genre et de beau-père au sujet de la dot promise. Et c’est de même qu’on « traite » un mariage : intérêt, convenance des rangs, apports territoriaux et financiers… La passion n’y joue plus le moindre rôle.
L’amour lui-même, d’ailleurs, va devenir une tactique. Il perd son auréole dramatique. […]
Don Juan succède à Tristan, la volupté perverse à la passion mortelle. Et la guerre en même temps se « profanise » : aux Jugements de Dieu, à la chevalerie sacrée, bardée de fer, ascétique et sanglante, succède une diplomatie retorse, une armée commandée par des courtisans en dentelles, libertins et bien décidés à sauver « la douceur de vivre ».
» (p.280-281)

[On observera que de Rougemont maintient à nouveau l’idée de l’influence secrète du « mythe » à l’âge classique, alors même que tous les soi-disant signes en sont absents…]

« Entre Rousseau et le romantisme allemand, c’est-à-dire entre le premier réveil du mythe et son épanouissement orageux, il y a la Révolution française et les campagnes de Bonaparte, c’est-à-dire le retour dans la guerre de la passion catastrophique.
Du point de vue proprement militaire, qu’apportait la Révolution ? « Un déchaînement de passion inconnu avant elle », répond Foch. […] Longtemps contenue dans les formes classiques de la guerre, la violence, après le meurtre du Roi –action sacrée et rituelle dans les sociétés primitives- redevient quelque chose d’horrifiant et d’attirant à la fois. C’est le culte et le mystère sanglant autour duquel se créée une communauté nouvelle : la Nation.
Or la Nation, c’est la transposition de la passion sur le plan collectif. A vrai dire, il est plus facile de le sentir que de l’expliquer rationnellement. Toute passion, dira-t-on, suppose deux êtres, et l’on ne voit pas à qui s’adresse la passion assumée par la Nation… Nous savons toutefois que la passion d’amour, par exemple est en son fond un narcissisme, auto-exaltation de l’amant, bien plus que relation avec l’aimée. […]
L’ardeur nationaliste, elle aussi, est une auto-exaltation, un amour narcissiste du Soi collectif. Il est vrai que sa relation avec autrui s’avoue rarement comme un amour : presque toujours, c’est la haine qui apparaît en premier lieu, et qu’on proclame. Mais cette haine de l’autre, n’est-elle pas toujours présente dans les transports de l’amour-passion ? Il n’y a donc qu’un déplacement d’accent. Ensuite, que veut la passion nationale ? L’exaltation de la force collective ne peut mener qu’à ce dilemme : ou l’impérialisme triomphe –c’est l’ambition de s’égaler au monde- ou le voisin s’y oppose énergiquement, et c’est la guerre. Or on observe qu’une nation dans son premier essor passionnel recule rarement devant une guerre même sans espoir. Elle manifeste ainsi sans se l’avouer qu’elle préfère le risque de mort, et la mort même, à l’abandon de sa passion. « La liberté ou la mort », hurlaient les Jacobins à l’heure où les forces ennemies paraissaient vingt fois supérieures, à l’heure où liberté et mort étaient bien près d’avoir le même sens…
Ainsi la Nation et la Guerre sont liées comme l’Amour et la Mort. Désormais le fait national sera le facteur dominant de la guerre.
» (p.283-285)

[On pourrait pourtant trouver des nations naissantes qui ne se précipitent pas dans la guerre, par exemple l’Italie moderne. Mais cela n’arrête pas les acrobaties théoriques de l’auteur, par ailleurs fort hostile aux États-nations et partisan de la première heure de l’euro-régionalisme…]

« Les poètes romantiques jouèrent un rôle notable dans les guerres de libération que mena la Prusse contre Napoléon. Et les philosophies d’essence passionnelle d’un Fichte ou d’un Hegel, par exemple, furent les premiers appuis du nationalisme allemand. D’où le caractère de plus en plus sanglant des guerres du XIXème siècle. Il ne s’agit plus d’intérêts, mais de « religions » antagonistes. Or les religions ne transigent point, à l’inverse des intérêts : elles préfèrent la mort héroïque. (De tous temps les guerres de religion ont été de beaucoup les plus violentes.). » (p.286)
« Vers la fin du XIXème siècle, l’amour était devenu dans les classes bourgeoises, un bien bizarre mélange de sentimentalisme à fleur de nerfs et d’histoires de rentes et de dots : ce qu’il n’a pas cessé d’être aujourd’hui dans les annonces matrimoniales. La sexualité pure n’intervenait que pour « troubler » ces petits calculs et ces « beaux sentiments » de série. […] De même la guerre était un composé d’excitations de l’opinion publique –qu’est-ce que la « revanche », sinon un sentimentalisme national ?- et de plans commerciaux ou financiers. L’élément proprement guerrier n’y trouvait plus son compte qu’en contrebande. La guerre s’embourgeoisait. Le sang se commercialisait. […]
Et l’on croyait pouvoir liquider sans dommages le formidable potentiel de frénésie et de grandeurs sanglantes qu’avaient accumulé en Occident des siècles de culture de la passion.
La guerre de 1914 fut l’un des résultats les plus notables de cette méconnaissance du mythe.
» (p.288)

[Le mythe doit bien expliquer les guerres, puisqu’il détermine l’histoire…]

« A partir de Verdun, que les Allemands baptisent la Bataille du matériel (Materialschlacht), il semble que le parallélisme institué par la chevalerie entre les formes de l’amour et de la guerre, soit rompu.
Certes, le but concret de la guerre fut toujours de forcer la résistance ennemie, en détruisant sa force armée. […] Mais pour autant, l’on ne détruisait pas la nation même dont on voulait se rendre maître : on se bornait à réduire ses défenses. Bataille rangée contre une armée de métier, siège des ouvrages fortifiés, capture du chef : un système de règles précises, donc un art, désignait le vainqueur. Et ce vainqueur triomphait d’un vivant, d’un pays ou d’un peuple encore désirables. L’intervention d’une technique inhumaine, qui met en œuvre toutes les forces d’un État, changea la face de la guerre à Verdun
. » (p.289)

« La technique de la mort à grande distance ne trouve son équivalent dans nulle éthique imaginable de l’amour. C’est que la guerre échappe à l’homme et à l’instinct : elle se retourne contre la passion même dont elle est née. […]
Cette collectivisation des moyens destructifs, mécanisés, eut pour effet de neutraliser la passion proprement belliqueuse des combattants. Il ne s’agissait plus de violence du sang, mais de brutalité quantitative, de masses lancées les unes contre les autres non plus par des mouvements de délire passionnel, mais bien par des intelligences calculatrices d’ingénieurs. Désormais, l’homme n’est plus que le servant du matériel ; il passe lui-même à l’état de matériel, d’autant plus efficace qu’il sera moins humain dans ses réflexes individuels. Ainsi, malgré le dopage entrepris par la propagande, la victoire dépend en fin de compte des lois de la mécanique plutôt que des prévisions de la psychologie. L’instinct combattif est déçu. De 1914 à 1918, l’explosion habituelle de sexualité qui accompagnait les grands conflits ne s’est guère produite qu’à l’arrière dans les populations civiles. En dépit des efforts du lyrisme officiel, d’une certaine littérature et de l’imagerie populaire, le retour du permissionnaire ne ressemble à rien moins qu’à la ruée du mâle longtemps privé. Des témoignages sans nombre de médecins et de soldats prouvent que la guerre du matériel s’est traduite en réalité par une « catastrophe sexuelle ». L’impuissance généralisée, ou du moins ses prodromes tels qu’onanisme chronique et homosexualité, tel fut le résultat statique de quatre années passées dans les tranchées. Et de là vient que pour la première fois, l’on ait assisté à une révolte généralisée des soldats contre la guerre, celle-ci ne figurant plus d’exutoire des passions, mais une sorte d’immense castration de l’Europe.
» (p.290-291)

« L’État totalitaire n’est que l’état de guerre prolongé, ou recréé, et entretenu en permanence dans la nation. Mais si la guerre totale anéantit toute possibilité de passion, la politique ne fait que transposer les passions individuelles au niveau de l’être collectif. Tout ce que l’éducation totalitaire refuse aux individus isolés, elle le reporte sur la Nation personnifiée. C’est la Nation (ou le Parti) qui a des passions. C’est elle (ou lui) qui assume désormais la dialectique de l’obstacle exaltant, de l’ascèse et de la course inconsciente à la mort héroïque, divinisante.
Tandis qu’à l’intérieur et à la base, on stérilise les problèmes personnels, à l’extérieur et au sommet le potentiel de passion s’accroît de jour en jour. L’eugénisme triomphe dans la morale qui concerne les citoyens : et l’eugénisme est la négation rationnelle de toute espèce d’aventure privée. Mais cela ne peut qu’augmenter la tension de l’ensemble, personnifié dans la Nation. De 1933 à 1939, l’État-nation d’Hitler dit aux Allemands : Procréez ! –et c’est une négation de la passion ; mais il dit aux peuples voisins : -Nous sommes trop nombreux dans nos frontières, j’exige donc des terres nouvelles ! –et c’est la nouvelle passion. Ainsi toutes les tensions supprimées à la base viennent s’accumuler au sommet. Or il est clair que ces volontés de puissances affrontées –il y a déjà plusieurs États totalitaires- ne peuvent en fait que se heurter passionnément. Elles deviennent l’une pour l’autre l’obstacle. Le but réel, tacite, fatal, de ces exaltations totalitaires est donc la guerre, qui signifie la mort.
» (p.293)

[Ici le « régionalisme » de l’auteur l’aveugle jusqu’à des erreurs d’analyses politiques. Même si l’on hésite à admettre la thèse d’Arendt sur le dépérissement des États-nations à la fin du 19ème siècle, il est clair qu’on ne peut pas expliquer le totalitarisme par l’exaltation passionnelle et morbide de la nation qu’est le nationalisme. Car les régimes totalitaires étaient ou bien plurinationaux et à vocation universaliste –URSS-, ou bien à vocation impérialiste, fondée sur une unité transcendant les frontières nationales, justifiant la violation des frontières établies, à savoir la race et les « besoins vitaux » de la race –c’est le cas du 3ème Reich. Parler d’ « État-nation hitlérien » est donc un contresens.]

« Que l’on suive l’évolution du mythe occidental de la passion dans l’histoire de la littérature ou dans l’histoire des méthodes de la guerre, c’est la même courbe qui apparaît. Et l’on aboutit pareillement à cet aspect trop ignoré de la crise de notre époque, qui est la dissolution des formes instituées par la chevalerie.
C’est dans le domaine de la guerre, où toute évolution est pratiquement irréversible –alors qu’il y a des « retours » littéraires- que la nécessité d’une solution nouvelle est apparue en premier lieu. Cette solution s’appelle l’Etat totalitaire. C’est la réponse du XXème siècle, né de la guerre, à la menace permanente que la passion et l’instinct de mort font peser sur toute société.
La réponse du XIIème siècle avait été la chevalerie courtoise, son éthique et ses mythes romanesques. La réponse du XVIIème siècle a pour symbole la tragédie classique. La réponse du XVIIIème fut le cynisme de Don Juan et l’ironie rationaliste. Mais le romantisme ne fut pas une réponse, à moins que l’on admette –et c’est possible- que son éloquent abandon aux puissances nocturnes du mythe n’ait été un dernier moyen de le déprimer par un excès voulu. Quoi qu’il en soit, cette défense était faible en regard du péril déchaîné. Les forces antivitales longtemps contenues par le mythe se répandirent dans les domaines les plus divers, d’où résulta une dissociation, au sens précis de relâchement des liens sociaux. La première guerre européenne fut le jugement d’un monde qui avait cru pouvoir abandonner les formes, et libérer d’une manière anarchique le « contenu » mortel du mythe.
Cependant, je ne pense pas que le drainage de toute passion par la Nation soit autre chose qu’une mesure de détresse. C’est repousser la menace immédiate, mais l’aggraver alors en la faisant peser sur la vie même des peuples ainsi constitués en blocs. L’Etat totalitaire est bien une forme recréée, mais une forme trop vaste, trop rigide et trop géométrique pour modeler et organiser dans ses limites la vie complexe des hommes, même militarisés. Des mesures de police ne font pas une culture, des slogans ne font pas une morale. Entre le cadre artificiels des grands Etats et la vie quotidienne des hommes, il subsiste encore trop de jeu, trop d’angoisse et trop de possible. Rien n’est réellement résolu. Dès lors :
Ou bien ce sera la guerre atomique totale, la désintégration physique et morale, et le problème de la passion sera supprimé avec la civilisation qui l’a fait naître ;
Ou bien ce sera la paix, et le problème renaîtra dans les pays totalitaires, comme il ne cesse de nous travailler dans nos sociétés libérales.
C’est l’éventualité de la paix que j’envisagerai dans les deux livres terminaux : le premier situant le conflit du mythe et du mariage dans nos mœurs, le second décrivant une attitude que je donne bien moins pour la réponse décisive, que pour mon choix particulier.
» (p.295-296)
-Denis de Rougemont, L’amour et l’Occident, Livre V « Le Mythe dans la Littérature », Plon, Bibliothèque 10/18, 1972 (1939 pour la première édition), 445 pages.




« Pour l’amateur non initié des poèmes provençaux et des romans bretons, l’adultère de Tristan reste une faute, mais il se trouve revêtir en même temps l’aspect d’une aventure plus belle que la morale. Ce qui, pour le croyant manichéen, était l’expression dramatique du combat de la foi et du monde, devient alors pour le lecteur une « poésie » équivoque et brûlante. […]
Comment expliquer autrement qu’à partir du XIIème siècle, celui qui commet l’adultère devienne soudain un personnage intéressant ? Le roi David en volant Bethsabée commet un crime et se rend méprisable. Mais Tristan, s’il enlève Iseut, vit un roman, et se rend admirable… Ce qui était « faute » et ne pouvait donner lieu qu’à des commentaires édifiants sur le danger de pécher et le remords, devient soudain vertu mystique (dans le symbole), puis se dégrade (dans la littérature) en aventure troublante et attirante.
» (p.298-299)

« Ce qui explique, à mon sens, l’état présent de dé-moralisation générale, c’est la confuse dissension, au sein de laquelle nous vivons, de deux morales, dont l’une est héritée de l’orthodoxie religieuse, mais ne s’appuie plus sur une foi vivante, et dont l’autre dérive d’une hérésie dont l’expression, « essentiellement lyrique » aux origines nous parvient totalement profanée, et par suite dénaturée.
Voici les forces en présence : d’une part, une morale de l’espèce et de la société en général, mais plus ou moins empreinte de religion –c’est ce que l’on nomme la morale bourgeoise ; d’autre part, une morale passionnelle ou romanesque. Tous les adolescents de la bourgeoisie occidentale sont élevés dans l’idée du mariage, mais en même temps se trouvent baignés dans une atmosphère romantique entretenue par leurs lectures, par les spectacles, et par mille allusions quotidiennes, dont le sous-entendu est à peu près : que la passion et le mariage sont par essence incompatibles. Leurs origines et leurs finalités s’excluent. De leur coexistence dans nos vies surgissent sans fin des problèmes insolubles, et ce conflit menace en permanence toutes nos « sécurités » sociales.
En d’autres temps, ce fut la fonction du mythe que d’ordonner cette anarchie latente et de la composer symboliquement dans nos catégories morales. Rôle d’exutoire, rôle civilisateur. Mais le mythe s’est déprimé et profané en même temps que les formes sociales dont il tirait ses éléments plastiques. Si maintenant il tentait de se recomposer, on pressent qu’il ne trouverait plus de résistances assez solides pour lui servir de masque et de prétexte. […]
L’institution matrimoniale se fondait en effet sur trois groupes de valeurs qui lui fournissaient ses « contraintes » -et c’est précisément dans le jeu de ces contraintes que le mythe puisait ses moyens d’expressions (comme on l’a vu au livre I). Or voici que ces contraintes ou se relâchent, ou disparaissent :
1 : Contraintes sacrées. Le mariage, chez les peuples païens, s’est toujours entouré d’un rituel dont nos institutions gardèrent longtemps les éléments : rites de l’achat, du rapt, de la quête et de l’exorcisme. Mais de nos jours, la dot perd de son importance, par suite de l’instabilité économique. Les coutumes rappelant le rapt nuptial n’existent plus que sous formes de plaisanteries paysannes. La demande en mariage, avec échange de visites en haut-de-forme et « déclaration » officielle, est aussi démodée que le corset. Et la majorité des couples n’éprouve plus même le besoin « superstitieux » d’aller se faire bénir par un prêtre.
2 : Contraintes sociales. Les questions de rang, de sang, d’intérêts familiaux et même d’argent, sont en train de passer au second plan dans les pays démocratiques, et par suite les problèmes individuels déterminent de plus en plus le choix réciproque des conjoints. D’où le nombre croissant des divorces. En même temps, les cérémonies épithalamiques se simplifient ou disparaissent. Il est curieux de noter que des coutumes d’origine lointaine et sacrée telles que la « quasi-publicité du lit nuptial » (Huizinga) subsistèrent au moins dans les provinces, jusqu’en plein XVIIIème siècle : on avait oublié les mystères originels, mais les rites gardaient pour effet de socialiser l’acte du mariage, de l’intégrer dans l’existence communautaire. A partir du XVIIIème siècle, le thème du « Coucher de la mariée » n’est plus qu’une occasion d’anodines galanteries picturales. De nos jours enfin, le « voyage de noces », pour autant qu’il subsiste et garde une signification, représente bien plutôt une volonté de s’évader de l’ambiance sociale et de souligner le caractère privé de ce qu’on appelle le bonheur des époux.
3 : Contraintes religieuses. Dans la mesure où la conscience moderne comme telle sait encore distinguer le christianisme des contraintes sacrées et sociales, elle le repousse avec horreur. Car l’engagement religieux est pris « pour le temps et l’éternité », c’est-à-dire qu’il tient aucun compte des variations de tempérament, de caractère, de goûts et de conditions externes qui ne manqueront pas de se produire un jour ou l’autre dans la vie du couple. Or c’est de tout cela, justement, que les modernes font dépendre leur « bonheur » (nous reviendrons tout à l’heure sur cette notion centrale).
Cette dépréciation générale des obstacles institutionnels entraîne une chute de tension morale d’où résulte une immense confusion. L’adultère devient un sujet de délicates analyses psychologiques, ou de plaisanteries vaudevillesques. La fidélité dans le mariage paraît légèrement ridicule : elle prend figure de conformisme. Il n’y a plus, à proprement parler, conflit de deux morales hostiles –et par suite plus de mythe possible- mais on approche d’un état de neutralisation mutuelle au terme de la consomption des vieilles valeurs non transcendées mais déprimées.
» (p.299-302)

« Le mariage cessant d’être garanti par un système de contraintes sociales ne peut plus se fonder, désormais, que sur des déterminations individuelles. C’est-à-dire qu’il repose en fait sur une idée individuelle du bonheur, idée que l’on suppose commune aux deux conjoints dans le cas le plus probable.
Or s’il est assez difficile de définir en général le bonheur, le problème devient insoluble dès que s’y ajoute la volonté moderne d’être le maître de son bonheur, ou ce qui revient peut-être au même, de sentir de quoi il est fait, de l’analyser et de le goûter afin de pouvoir l’améliorer par des retouches bien calculées. Votre bonheur, répètent les prêches des magazines, dépend de ceci, exige cela –et ceci ou cela, c’est toujours quelque chose qu’il faut acquérir, par de l’argent le plus souvent. Le résultat de cette propagande est à la fois de nous obséder par l’idée d’un bonheur facile, et du même coup de nous rendre inaptes à le posséder. Car tout ce qu’on nous propose nous introduit dans le monde de la comparaison, où nul bonheur ne saurait s’établir, tant que l’homme ne sera pas Dieu. Le bonheur est une Eurydice : on l’a perdu dès qu’on veut le saisir. Il ne peut vivre que dans l’acceptation, et meurt dans la revendication. C’est qu’il dépend de l’être et non de l’avoir : les moralistes de tous les temps l’ont répété, et notre temps n’apporte rien qui doive nous faire changer d’avis. Tout bonheur que l’on veut sentir, que l’on veut tenir à sa merci –au lieu d’y être comme par grâce- se transforme instantanément en une absence insupportable.
Fonder le mariage sur un pareil « bonheur » suppose de la part des modernes une capacité d’ennui presque morbide –ou l’intention secrète de tricher. Il est probable que cette intention ou cet espoir expliquent en partie la facilité avec laquelle on se marie encore « sans y croire ». Le rêve de la passion possible agit comme une distraction permanente, anesthésiant les révoltes de l’ennui. On n’ignore pas que la passion serait un malheur –mais on pressent que ce serait un malheur plus beau et plus « vivant » que la vie normale, plus exaltant que son « petit bonheur »…
Ou l’ennui résigné ou la passion : tel est le dilemme qu’introduit dans nos vies l’idée moderne du bonheur. Cela va de toute manière à la ruine du mariage en tant qu’institution sociale définie par la stabilité
. » (p.302-303)

[L’exemple des couples heureux, mariés ou non, reposant sur l’idée moderne du bonheur et la « faiblesse des contraintes institutionnelles » suffit à montrer que le dilemme que décrit de Rougemont n’en est pas un. Dira-t-on que ces couples sont tout de même peu nombreux ? Mais étaient-ils plus nombreux lorsque le mariage et la vie de couple reposait sur sa forme traditionnelle, chrétienne et anti-individualiste ?!]

« Le moderne, l’homme de la passion, attend de l’amour fatal quelque révélation, sur lui-même ou la vie en général : dernier relent de la mystique primitive. De la poésie à l’anecdote piquante, la passion c’est toujours l’aventure. C’est ce qui va changer ma vie, l’enrichir d’imprévu, de risques exaltants, de jouissances toujours plus violentes ou flatteuses. C’est tout le possible qui s’ouvre, un destin qui acquiesce au désir ! Je vais y entrer, je vais y monter, je vais être « transporté » ! La sempiternelle illusion, la plus naïve et –j’ai beau dire !- la plus « naturelle » pensera-t-on… Illusion de liberté. Et illusion de plénitude.
Je nommerai libre un homme qui se possède. Mais l’homme de la passion cherche au contraire à être possédé, dépossédé, jeté hors de soi, dans l’extase.
» (p.304-305)

[Nous reviendrons sur cette idée dans le livre concluant l’œuvre].

« Le mythe décrivait une fatalité dont ses victimes ne pouvaient se délivrer qu’en échappant au monde fini. Mais la passion dite « fatale » -c’est l’alibi-, où se complaisent les modernes, ne sait plus même être fidèle, puisqu’elle n’a plus pour fin la transcendance. Elle l’épuise l’une après l’autre les illusions que lui proposent divers objets, trop faciles à saisir. Au lieu de mener à la mort, elle se dénoue en infidélité. Qui ne sent la dégradation d’un Tristan qui a plusieurs Iseut ? Pourtant ce n’est pas lui qu’il convient d’accuser, mais il est la victime d’un ordre social où les obstacles se sont dégradés. Ils cèdent trop vite, ils cèdent avant que l’expérience ait abouti. Sans cesse, il lui faut recommencer cette ascension de l’âme dressée contre le monde. Mais alors le Tristan moderne glisse vers le type contraire du Don Juan, de l’homme aux amours successives. Les catégories se détruisent, l’aventure n’est plus même exemplaire. » (p.308)

« A cette lumière, que jette sur nos psychologies la connaissance du mythe primitif, les succès du roman et du film apparaissent comme les signes certains d’une décadence de la personne chez les modernes, et d’une espèce de maladie de l’être. […]
Incapables d’accepter l’autre tel qu’il est, parce qu’il faudrait tout d’abord s’accepter, ils ne voient de toutes parts que choses à envier, qualités dont ils se sentent privés, et moins de comparaisons qui toujours tournent à leur détriment. Le mari souffre des beautés qu’il aperçoit à d’autres femmes, et dont la sienne se trouve privée (même si tous la jugent la plus belle). C’est qu’il ne sait plus posséder, ni plus aimer ce qu’il a dans le réel. Il a perdu la seule chose nécessaire : le sens de la fidélité. Car voici la fidélité : c’est l’acceptation décisive d’un être en soi, limité et réel, que l’on choisit non comme prétexte à s’exalter, ou comme « objet de contemplation », mais comme une existence incomparable et autonome à son côté, une exigence d’amour actif.
» (p.310)

« La Russie de la Révolution connut un « déchaînement » sexuel de la jeunesse que l’on serait tenté de juger sans précédent dans notre histoire européenne. Quant au mariage, il fut en principe balayé durant la période des Soviets. La morale des intellectuels nihilistes ou romantiques, qui inspirait les jeunes chefs bolcheviks, se traduisit dans la réalité par une généralisation de l’union libre, de l’avortement, de l’abandon des enfants, bref de tout ce qu’on croyait contraire aux préjugés réactionnaires, qu’on se figurait, bien à tort, entretenus par le capitalisme. Dans une lettre fameuse adressée par Lénine à la camarade Zetkin, le chef décrit ce désastre des mœurs, et il proteste avec toute l’énergie d’un « révolutionnaire professionnel » -donc puritain- contre cette anarchie sexuelle qu’il qualifie de « petite-bourgeoise ». (On n’ignore pas le sens marxiste de l’expression).
Vingt ans plus tard, le « redressement des mœurs » s’est opéré, non par quelque sursaut vertueux, non par l’initiative d’une ligue philanthropique, mais par les soins d’une dictature exactement consciente des conditions de sa durée. Staline s’est assigné pour but prochain de refaire des cadres à sa nation. Car sans cadres, l’économie périclitait, et la « défense nationale » ne pouvait pas s’organiser sans un constant recours à la passion des premiers révolutionnaires : or c’était cette passion précisément que l’on entendait « liquider ». D’où l’absolue nécessité de restaurer les bases sociales, c’est-à-dire l’élément statique et stabilisateur au premier chef qu’est la famille. Ce fut le mécanisme de la dictature productiviste qui contraignit l’État dit socialiste à édicter une série de lois contre le divorce (qu’on rendit beaucoup plus onéreux), contre l’avortement et contre l’abandon des enfants nés hors mariage.
» (p.312-313)

[On notera l’emploi, extrêmement révélateur de l’antilibéralisme conservateur de l’auteur, de la formule « État dit socialiste » à propos de l’URSS… de Rougemont aspire-t-il à un « socialisme authentique » ? On ne peut que renvoyer à la note 1 du premier billet de cette série.]

« On sent combien serait vaine toute tentative actuelle pour « résoudre » les contradictions qu’endurent tant d’hommes et de femmes dans leur mariage. Des synthèses se préparent, peut-être, obscurément. Elles échappent encore, par nature, à la conscience individuelle. » (p.320)
-Denis de Rougemont, L’amour et l’Occident, Livre VI « Le Mythe contre le Mariage », Plon, Bibliothèque 10/18, 1972 (1939 pour la première édition), 445 pages.

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