vendredi 21 juillet 2017

Lecture suivie de L’amour et l’Occident, de Denis de Rougemont (Livre VII)







« Infini naïveté du moraliste qui prétendait détourner l’homme de cette voie mortelle, divinisante, en lui « prouvant » qu’elle débouche dans sa perte, en lui opposant toutes les raisons de la terre, et les conseils de tous nos arts de vivre, quand c’est la terre qui est méprisée, et la vie qui est la faute à racheter ! […]
S’il n’est peut-être pas possible à l’homme –à un homme déterminé- de connaître ses propres désirs et de sonder en vérité ses préférences les plus secrètes, du moins peut-il connaître ses actions, et reconnaître à leurs effets les décisions qu’il a risquée. C’est donc un parti pris tout personnel que je vais tenter de définir maintenant, et après coup, tel que je le reconnais dans ma vie
. » (p.323-324)

[On voit jusqu’où va l’antirationalisme de l’auteur : c’est la « vie » qui exprime des valeurs, et non celles-là qui peuvent servir de règles réfléchies et consenties à celle-ci… Position qui débouche sur un pessimisme antihumaniste : le « mythe » est plus fort que l’homme, les prescriptions morales sont impuissantes et donc vaines. On avait d’ailleurs vu, au livre précédent, l’auteur disjoindre moralité et bonheur, dans son tableau de la Renaissance italienne.]

« En tentant de réduire ou de dissimuler le caractère de pari que revêt objectivement un choix de cet ordre, on donne à croire que tout se ramène à une sagesse, à un savoir ; et non pas à une décision. Or ce savoir ne pouvant être qu’imparfait, et provisoire, devrait se doubler d’une garantie. Et la seule garantie concevable est dans la force de la décision en vertu de laquelle on s’engage pour toute la vie « advienne que pourra ». Mais justement cette décision comme telle paraît secondaire ou superflue dans la mesure où l’on se persuade qu’il s’agit avant tout de calcul.
D’où je conclus qu’il serait plus conforme à l’essence du mariage, et au réel, d’enseigner aux jeunes gens que leur choix relève toujours d’une sorte d’arbitraire, dont ils s’engagent à assumer les suites, heureuses ou non.
» (p.328-329)
 

« La fidélité est sans raisons –ou elle n’est pas- comme tout ce qui porte une chance de grandeur. » (p.330)

[La grandeur est donc du côté de l’irrationnel, de l’inexplicable, de l’injustifiable. Curieux de voir une pensée chrétienne si proche de la cruauté « gratuite », nietzschéenne, encensé par un Georges Bataille…]

« [Je nie] que le but de la fidélité soit le bonheur. » (p.332)

[Coïncidence parfaite de l’antirationalisme et de l’anti-eudémonisme.]

« Seul l’irrévocable est sérieux. » (p.332)

« La fidélité dans le mariage ne peut pas être cette attitude négative qu’on imagine habituellement ; elle ne peut être qu’une action. Se contenter de ne pas tromper sa femme serait une preuve d’indigence et non d’amour. La fidélité veut bien plus : elle veut le bien de l’être aimé, et lorsqu’elle agit pour ce bien, elle crée devant elle le prochain. » (p.334-335)

« Etre amoureux n’est pas nécessairement aimer. Etre amoureux est un état ; aimer, un acte. On subit un état, mais on décide d’un acte. » (p.335)

« C’est Éros, l’amour-passion, l’amour païen, qui a répandu dans notre monde occidental le poison de l’ascèse idéaliste –tout ce qu’un Nietzsche injustement reproche au christianisme. » (p.336)

[La thèse d’une origine en partie païenne du « mythe » explique fort mal pourquoi l’Italie « heureuse » et dénuée des manifestations de l’amour-passion évoquée dans le billet précédant était également… « païenne ».

Cette thèse ignore en outre complètement un élément clé du paganisme, à savoir la supériorité de la vie terrestre sur la vie post-mortem. S’il y a un « idéalisme » païen –nous parlons bien sûr des religions païennes et non d’une doctrine antique en particulier, comme le platonisme- il affirme la valeur, la beauté, l’éternité du monde matériel. La chose est évidente, par exemple, dans la conception hellénique de l’au-delà –cf. le discours d’Achille à Ulysse dans l’Odyssée.]

« Éros s’asservit à la mort parce qu’il veut exalter la vie au-dessus de notre condition finie et limitée de créatures. Ainsi le même mouvement qui fait que nous adorons la vie nous précipite dans sa négation. C’est la profonde misère, le désespoir d’Éros, sa servitude inexprimable : -en l’exprimant, Agapè l’en délivre. Agapè sait que la vie terrestre et temporelle ne mérite pas d’être adorée, ni même tuée, mais peut être acceptée dans l’obéissance à l’Éternel. Car après tout c’est ici-bas que notre sort se joue. C’est sur la terre qu’il faut aimer. Au-delà, il n’y aura pas la Nuit divinisante, mais le Jugement du Créateur. […]
Le païen ne pouvait faire autrement que de faire un dieu de l’Éros : c’était son pouvoir le plus fort, le plus dangereux et le plus mystérieux, le plus profondément lié au fait de vivre. Toutes les religions païennes divinisent le Désir. Toutes cherchent un appui et un salut dans le Désir, qui devient aussitôt, et par là même, le pire ennemi de la vie, la séduction du Rien. Mais dès lors que le Verbe s’est fait chair et qu’il nous a parlé en mots humains, nous avons appris cette nouvelle : ce n’est pas l’homme qui doit se délivrer lui-même, c’est Dieu qui l’a aimé le premier, et qui s’est approché de lui. Le salut n’est plus au-delà, toujours plus haut dans l’ascension interminable du Désir qui consume la vie, mais ici-bas, dans l’obéissance à la Parole
. » (p.336-338)

« L’amour naturel et sauvage se manifeste par le viol, preuve d’amour chez tous les barbares. Mais le viol, comme la polygamie, révèle que l’homme n’est pas encore en mesure de concevoir la réalité de la personne chez la femme. C’est autant dire qu’il ne sait pas encore aimer. Le viol et la polygamie privent la femme de sa qualité d’égale –en la réduisant à son sexe. L’amour sauvage dépersonnalise les relations humaines. Par contre, l’homme qui se domine, ce n’est pas faute de « passion » (au sens de tempérament) mais c’est qu’il aime, justement, et qu’en vertu de cet amour, il refuse de s’imposer, il se refuse à une violence qui nie et détruit la personne. Il prouve ainsi qu’il veut d’abord le bien de l’autre. Son égoïsme passe par l’autre. On admettra que c’est une révolution sérieuse. » (p.341)

[Certes. Mais non une révolution « chrétienne ».]

« Il est urgent de rappeler que le fameux « dynamisme occidental » procède de deux sources distinctes.
Si c’est notre délire guerrier que l’on entend désigner par ce terme, nous avons vu qu’il se rattache de la manière la plus précise, historiquement, à la passion. Comme la passion, le goût de la guerre procède d’une conception de la vie ardente qui est un masque du désir de mort. Dynamisme inverti, et autodestructeur.
Mais l’autre aspect du dynamisme occidental, j’entends notre génie technique, ne saurait être un seul instant ramené à la passion. L’attitude humaine qu’il révèle est l’antithèse exacte de la passion : c’est une affirmation de la valeur des choses créées, de la matière, et une application de l’esprit au monde visible. La passion ni la foi hérétique dont elle est née ne sauraient proposer comme but à notre vie la maîtrise de la Nature, puisque c’est là le but et la fonction originelle du Démiurge, et puisque le salut est justement d’échapper à sa loi démoniaque. […]
La volonté chrétienne de transformer le pécheur dans son âme et dans sa conduite a entraîné en Occident l’idée de transformer le milieu humain (d’où le mythe de la révolution), et l’idée de transformer le milieu naturel (d’où la technique).
» (p.343)

« Dans l’analogie de la foi, l’on peut alors concevoir que la passion, née du mortel désir d’union mystique, ne saurait être dépassée et accomplie que par la rencontre d’un autre, par l’admission de sa vie étrangère, de sa personne à tout jamais distincte, mais qui offre une alliance sans fin, initiant un dialogue vrai. […] Alors le mariage est possible. » (p.350)

« Une dernière fois pourtant nous reprendrons un parti de sobriété. Les mariés ne sont pas des saints, et le péché n’est pas comme une erreur à laquelle on renoncerait un beau jour pour adopter une vérité meilleure. Nous sommes sans fin ni cesse dans le combat de la nature et de la grâce. Sans fin ni cesse, malheureux puis heureux. Mais l’horizon n’est plus le même. Une fidélité gardée au Nom de ce qui ne change pas comme nous, révèle peu à peu son mystère : c’est qu’au-delà de la tragédie, il y a de nouveau le bonheur. Un bonheur qui ressemble à l’ancien, mais qui n’appartient plus à la forme du monde, car c’est lui qui transforme le monde. » (p.350-351)
-Denis de Rougemont, L’amour et l’Occident, Livre VII « L’Amour Action, ou de la Fidélité », Plon, Bibliothèque 10/18, 1972 (1939 pour la première édition), 445 pages.

« Un des plus grands malentendus nés de mon livre consiste à répéter qu’il condamne la passion –ce qui est faux- parce qu’elle est l’ennemie intime de l’institution matrimoniale et de son éthique –ce qui est exact ; d’où l’on déduit que « l’amour » serait incompatible avec le mariage –ce qui est ridicule. Il s’agit là d’une de ces vues plus que sommaires qu’exigent les légendes sous les photos de magazines, et il est superflu de redire ici que je la désavoue entièrement.
Que dès sa genèse au XIIème siècle l’amour-passion se constitue en hostilité au mariage ; que les finalités d’Éros et d’Agapè soient en relation d’antinomie systématique, c’est ce que j’ai tenté d’établir. J’ai voulu souligner des contrastes, indiquer des incompatibles, en préalable aux choix que tout homme se doit de faire et s’imaginer, à tort ou à raison, faire librement.
J’ai tenté d’isoler la passion comme on le fait d’un corps chimique pour mieux connaître ses propriétés. Et j’ai montré qu’isolée de son contraire (l’amour actif ou
Agapè), à l’état pur, passif ou extatique, elle est mortelle, comme chez Tristan et quelques-uns des grands mystiques. Reste à voir ce qu’elle peut produire quand elle entre en composition –si elle le tolère.
Le chlore pur est mortel, mais le chlorure de sodium est le sel de nos repas –de nos agapes.
Ni répressif ni marcusien, je n’entends rien interdire ni rien autoriser. Je n’ai dit nulle part : faites ceci mais pas cela ? J’ai dit seulement : Si vous faites ceci ou cela, voilà ce que vous ferez en réalité, à quels types de comportement vous obéirez, dans quelles structures du mythe vous serez engagé. Je n’écris pas pour feindre de légiférer, ni même pour conseiller, mais pour alerter. Et pour aider à prendre des vues justes. Si je mérite le nom de moraliste, c’est dans la mesure où j’ai cherché à rendre mon lecteur plus responsable, plus libre de choisir en connaissance de cause, bien mieux : en connaissance de fins.
Il n’est peut-être pas de domaine où ce travail paraisse plus nécessaire, et où l’humanité contemporaine se révèle plus nécessiteuse, que celui de l’affectivité, laissée en friche quand elle n’est pas vilipendée par notre société scientifico-technique. A tel point que toute une jeunesse se voit réduite à chercher son salut dans des conduites d’évasion ou de régression infantile ou tribale –drogue, communautés hippies, communes sexuelles. […]

De fait, je n’ai jamais « condamné la passion » et me suis expliqué sur ce point dans le chapitre conclusif de ma première version, où l’on peut lire : « Je l’ai dit et j’y insiste encore : condamner la passion en principe, ce serait vouloir supprimer l’un des pôles de notre tension créatrice. De fait cela n’est possible. »
En vérité, je ne veux rien condamner et je ne propose aucune automutilation : trop de névrose déjà s’en chargent. J’ai tenté de faire voir et de sentir les contrastes vitaux, conflits, antinomies, qui sous-tendent notre réalité ; et d’en mieux définir les termes.
Il s’agit maintenant d’assumer leurs tensions et de les équilibrer en création, loin de vouloir follement exclure l’un de leurs termes […]
Toute ma morale, et toute mon érotique, et toute ma politique tiennent en effet dans le principe de la composition des opposés et de la mise en tension des pôles contraires.
La personne, source et fin de toute valeur morale, c’est l’homme libre et relié à la communauté par une vocation singulière, qui à la fois le distingue de la masse et le relie à la communauté, dans laquelle il est seul responsable de sa manière unique d’être avec tous.

Le couple est la cellule sociale originelle, dont les forces constitutives sont deux êtres de lois singulières, différentes, mais qui choisissent de composer une « union sans fusion, sans séparation, et sans subordination » comme il est dit de l’union des deux natures en Jésus-Christ ; cependant que le conflit d’Éros et d’Agapè anime leurs journées et leurs rêves.
Enfin la politique, qui est l’art d’aménager les relations humaines dans la Cité (polis), se réduit au fédéralisme, qui est l’art d’unir des communautés là seulement où leur union seule peut sauver leur autonomie.
Toute tentative d’éliminer l’un des deux pôles de ces tensions, de le confondre avec son opposé, de le réduire à la loi de l’autre (qu’il soit le plus fort ou le plus fin) par annexion ou colonisation, ou d’établir une subordination quelconque de l’un à l’autre, fonde et appelle l’Etat totalitaire et détruit à mes yeux l’intérêt de la vie, pour parler d’une manière très générale ; quant au sujet qui nous occupe : c’est détruire l’existence de l’Amour essentiel.
»
-Denis de Rougemont, L’amour et l’Occident, Appendice, Plon, Bibliothèque 10/18, 1972 (1939 pour la première édition), 445 pages, p.420-423.

Post-scriptum : Ainsi que nous l’avions annoncé, le défaut de conceptualisation de l’auteur, associé à un certain nombre de biais idéologiques, ruine l’ensemble des thèses fondamentales de L’Amour et l’Occident (hormis celle de l’influence du catharisme sur la poésie courtoise).

Ne restent dignes d’intérêt que certaines idées locales, notamment sur la philosophie de l’amour (ci-dessus).

Cette œuvre montre que même libérée de la téléologie, une conception idéaliste de l’histoire reste incapable d’expliquer les phénomènes observés (notamment à cause de l’inexistence de médiations sérieuses entre le principe idéel et le réel).

Si un principe transcendant ne peut rendre compte du devenir historique, toute possibilité d’explication de l’histoire devra se faire immanente (l'histoire se comprend à partir d'elle-même). Mais ceci (une science de l’histoire) suppose au préalable une véritable autonomie de la pensée scientifique et son émancipation d'avec les influences religieuses (rappelons que les trois types d'idéalismes considérés, celui de Kant, de Hegel, de Denis de Rougemont, sont l'office de chrétiens revendiqués).

Les auteurs que nous étudierons à partir du mois prochain nous montreront le chemin de cette émancipation.

3 commentaires:

  1. Votre conclusion est intéressante, mais on a quand même l’impression que vous évacuez un peu légèrement l’apport biblique dans la pensée occidentale, soit par ignorance (la Bible est un texte long à lire, complexe et polysémique, et l’époque qui vous a formé ne vous a sans doute pas incité à en creuser toutes les subtilités), soit par parti pris idéologique. La conséquence de cette légèreté, c’est que vous invitez à constituer une « science de l’histoire émancipée des influences religieuses », sans interroger le concept d’histoire, qui est tributaire d’influences religieuses. La pensée philosophique grecque est anhistorique : la « République » de Platon n’a pas d’histoire, la constitution spartiate est spécifiquement érigée contre les tentatives de devenir ou d’évolution. Les textes sacrés juifs, les prophètes en particulier, sont les premiers à tenter de dégager des lois générales d’évolution du processus historique. Le « devenir », cette notion si chère à Nietzsche et aux philosophes allemands, vient tout droit de l’Ancien Testament, et pas du tout de la philosophie rationnelle grecque (« Il faut s’attacher à ce qui est réellement en se dégageant du devenir », « République », 525 b, à comparer avec « Comme le passé a humilié le pays de Zabulon et le pays de Nephtali, l’avenir glorifiera le chemin de la mer, au-delà du Jourdain, le district des nations », Isaïe, 8, 23).

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    1. "Le concept d’histoire, qui est tributaire d’influences religieuses."

      Pardon, mais je vous rappelle que c'est à la pensée grecque que nous devons la naissance de la science historique. Où voyiez-vous une influence religieuse dans la démarche d'un Thucydide ?:

      "Thucydide l'Athénien a raconté les différentes péripéties de la guerre des Péloponnésiens et des Athéniens ; il s'est mis à l'œuvre dès le début de la guerre, car il prévoyait qu'elle serait importante et plus mémorable que les précédentes. Sa conjecture s'appuyait sur le fait que les deux peuples étaient arrivés au sommet de leur puissance. De plus il voyait le reste du monde grec, soit se ranger immédiatement aux côtés des uns et des autres, soit méditer de le faire. Ce fut l'ébranlement le plus considérable qui ait remué le peuple grec, une partie des Barbares, et pour ainsi dire presque tout le genre humain. Pour les événements antérieurs et ceux de l'époque héroïque, il était impossible, en raison du temps écoulé, de les reconstituer exactement." (Guerre du Péloponnèse, I, 1.1).

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    2. Eh cher Johnathan Razorback, je connais bien et j’apprécie beaucoup Thucydide. Mais précisément sa vision de l’histoire est une vision cyclique et non linéaire :

      « Il se peut que le public trouve peu de charme à ce récit dépourvu de romanesque. Je m’estimerai pourtant satisfait s’il est jugé utile par ceux qui voudront voir clair dans les événements du passé, comme dans ceux, semblables ou similaires, que la nature humaine nous réserve dans l’avenir. » (I, 23.)

      Maintenant vous n’avez pas tort, Thucydide a eu de l’influence dans l’histoire de la pensée, notamment sur Hobbes qui l’a traduit. Mais dès que l’on prétend donner un sens à l’histoire (ce que vous êtes libre de ne pas vouloir faire) (mais le concept même d’histoire n’inclut-il pas celui de progrès ?), il est malhonnête de ne pas reconnaître l’influence de la pensée biblique. Mais vous n’êtes pas « finaliste », je l’ai bien compris !

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