mercredi 28 mars 2018

Clément Rosset est mort

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Nécrologie de Grégoire Leménager.

Nécrologie de Stéphane Floccari.

Extrait d’un entretien (2008) avec Alexandre Lacroix :

« Le virtuel est à la mode. Quel est le statut de ces relations virtuelles qui se nouent dans des univers d’artefacts, comme Second life, sur Internet ? Diriez-vous qu’elles sont réelles ou irréelles ?

Je ne connais pas bien ce domaine, mais si je devais me forger une opinion, je dirais qu’avec ces technologies qui produisent des environnements qu’on appelle virtuels, on aborde la maladie du divertissement pascalien saisie à son comble, à son ultime degré d’aboutissement. Pascal lui-même n’aurait pu prévoir une telle évolution… Qu’on puisse vivre de 6 à 90 ans sans avoir jamais passé une minute dans le monde force l’admiration ! Jean Baudrillard, un philosophe obnubilé par la technologie – dont je ne me suis jamais senti proche pour cette raison – a écrit une phrase qui me ravit : « Le réel n’a jamais intéressé personne. » Voilà exactement ce que je pense. Les gens préfèrent vivre dans l’illusion, se complaire dans un faux présent. Pour ma part, je ne m’intéresse qu’au réel. Ce qui ne veut pas dire que je passe mes journées à quatre pattes à renifler le réel dans tous les coins de ma chambre ! Une grande partie de mon travail philosophique depuis trente ans a consisté à démasquer les efforts, les extraordinaires gymnastiques intellectuelles auxquels s’adonnent la majorité des gens, et les philosophes en premier lieu, pour ne pas être en contact avec la réalité. En philosophie, cela a commencé très tôt, dès Platon dont la doctrine veut que les objets sensibles soient des réalités d’un ordre inférieur par rapport aux idées. L’un des philosophes les plus délirants en la matière est Emmanuel Kant, qui a eu l’aplomb d’affirmer que le temps et l’espace n’existaient pas en-dehors de notre cerveau, que la réalité elle-même n’était que le fruit de nos représentations… Le kantisme n’est rien moins qu’une folie, qui a contaminé l’université française depuis la fin du XIXe siècle.
[…]

Vous incitez vos lecteurs à prendre conscience du réel, aussi déplaisant soit-il. Et pourtant, vous soutenez que votre philosophie est joyeuse. Comment expliquer ce paradoxe ?

D’une manière générale, les raisons d’exécrer la réalité ou de l’adorer sont les mêmes : nous ne savons pas qui nous sommes ni d’où nous venons ; nous sommes confrontés à un réel souvent déplaisant ou injuste ; chaque sensation est fugace et nous sommes promis à la désagrégation. À partir de ce constat, vous pouvez sombrer dans l’accablement le plus noir ou, au contraire, vous réjouir de chaque instant qui passe. La grande différence entre le dépressif et l’homme joyeux me semble d’ailleurs résider dans l’appétit de vivre, ce qui peut se résumer en un mot : le désir. La dépression se caractérise par l’absence de désir. Les pulsions les plus vitales s’éteignent. Cela commence par le désir sexuel ; lorsqu’on est au fond de la dépression, on ne comprend même plus que certains prennent goût à l’érotisme. Ensuite, il y a la nourriture ; même si des plats sublimes nous passent sous les yeux, on n’en a plus envie. L’extinction du désir n’est rien d’autre que le malheur absolu. Inversement, le fait de désirer est un symptôme de santé miraculeuse. Le meilleur des mondes n’est pas un monde où l’on obtient ce que l’on désire, mais un monde où l’on désire quelque chose. C’est pourquoi le réel ne fait pas obstacle au désir. Le désir est plutôt l’attitude par rapport au réel la plus saine qui soit.

[…]
Si l’attitude existentielle qui découle de votre philosophie réaliste est assez claire, on peut s’interroger sur son prolongement en politique. Condamnez-vous les utopies au nom du réel ?
 
Dès qu’un homme, comme Karl Marx ou Lénine, se met en tête qu’il va améliorer le sort de ses semblables, vous pouvez être sûr que ça va barder ! Les gens frappés par le virus du bien sont les plus dangereux pour autrui. Les utopies provoquent en général des désastres plutôt que les améliorations espérées. Le cas actuel le plus remarquable est celui des altermondialistes. Ce terme est d’ailleurs en lui-même révélateur. Il répète, sur un plan politique, l’aberration métaphysique de Platon, qui préfère les idées aux choses, ou de Baudelaire, qui s’écrie « N’importe où ! N’importe où ! pourvu que ce soit hors du monde », ou enfin de Cioran, qui proclame non sans humour dans un aphorisme « Donnez-moi un autre monde ou je succombe ». « Un autre monde est possible », clament les altermondialistes. Mais qu’ont-ils en tête, sinon une duplication illusoire de ce monde-ci ? Le dessein de remplacer notre mauvais monde par un monde meilleur est absurde. À l’époque où j’ai fait mes études à l’École normale supérieure, mon professeur Louis Althusser et, à sa suite, toute une génération d’intellectuels s’étaient convaincus qu’il y avait deux sciences exactes, le marxisme et la psychanalyse, et que le reste – les mathématiques et la physique y compris – était sujet à caution… Ils étaient d’ailleurs déconcertants, car ils étaient capables de se prétendre matérialistes tout en chérissant l’utopie révolutionnaire. Quelle contradiction ! Cependant, notez bien que je ne suis pas hostile au progrès. Être réaliste, en politique, ne revient pas à être conservateur ou réactionnaire. Je pense seulement qu’il n’y a que le réel et que c’est à partir de lui qu’il faut travailler, et non à partir de la conception illusoire d’un monde parfait, si nous voulons avoir quelque chance de produire des améliorations. 

Vous avez côtoyé Gilles Deleuze ou Michel Foucault, et pourtant votre travail se situe à l’écart de cette pensée française des années 1970, baptisée la French Theory
 
Certainement. Même si je reconnais le talent d’un Michel Foucault, je ne suis pas à l’aise avec le caractère systématique de sa critique de la violence bourgeoise, des rapports de domination qui s’exercent dans l’école, dans l’hôpital, dans les prisons. Et je ne cède pas non plus à sa fascination pour les fous. Je lui donne tort, lorsqu’il soutient que ce sont les médecins qui ont inventé la folie, en bannissant certains membres de la société. À cet égard, je vais vous raconter une anecdote piquante. Nous avons été, Foucault et moi, harcelés par une dame atteinte d’une psychose érotomaniaque. Elle assistait à nos cours, nous suivait dans la rue, nous inondait de lettres. Après que Michel Foucault a réussi à s’en débarrasser, elle s’est rabattue sur moi. Au bout d’un moment, ne sachant comment m’en dépêtrer, je suis allé lui demander conseil. Et il m’a répondu, sur le ton de l’évidence : « Bah… Dans ces cas-là, il n’y a qu’une seule solution : les flics ! »

Puisque nous en arrivons à ce chapitre, je voudrais préciser ma propre conception de la pratique de la philosophie. Mes détracteurs m’ont souvent reproché de ne pas m’intéresser à des problèmes sociaux ou politiques, de ne pas m’engager sur des sujets d’actualité. Il est de fait que je ne traite jamais, dans mes ouvrages, du moment présent. Selon moi, la philosophie, depuis ses origines chinoise, hindoue et grecque, n’a pas été conçue comme une espèce de sagesse permettant de mieux gérer la quotidienneté. Elle consiste plutôt en un art de traiter les problèmes qui ne sont pas liés aux circonstances, mais à des enjeux plus profonds, concernant la condition humaine ou l’être en général des choses. Mes livres abordent ces questions générales, qui relèvent de ce qu’on appelle la « philosophie première ». Fort bien, me direz-vous, mais à quoi cela sert-il ? Le seul bénéfice à attendre d’une telle manière de pratiquer la philosophie ne réside pas dans des progrès matériels rapides, mais dans une augmentation de lumière, une meilleure connaissance de l’homme et des choses. »

1 commentaire:

  1. Eh bien on peut dire que vous êtes réactif ! Je n’ai pas lu Clément Rosset, qui est vraiment à mes antipodes sur le plan des idées. Mais c’était une figure estimable, atypique à notre époque. Un pur philosophe. Et il y avait dans son positionnement un indéniable courage, celui d’appréhender le réel sans filtre, quel qu’en soit le prix. D’où son erreur à mon avis : c’est justement ce qui n’existe pas, pas encore, qui peut transformer le réel et motiver l’action. Ceci explique son rejet de la politique, de l’histoire : tout cela est très cohérent. Un penseur issu de Schopenhauer, comme beaucoup (comme Nietzsche, comme Houellebecq).

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